Vous avez dit alien ?

Yoon Ha Lee, Américain d’origine coréenne, est l’auteur de nombreuses nouvelles et d’une trilogie, Les machineries de l’Empire, dont les deux premiers tomes sont maintenant traduits en français. Nnedi Okorafor, Américaine d’origine nigériane, a d’abord écrit pour la jeunesse avant de se faire connaître d’un public plus large grâce à son roman court Binti, qui s’est enrichi pour former une trilogie. Bien que très différentes, ces œuvres ont des thèmes communs : le goût des mathématiques, le rapport à l’autre et à la mort.


Yoon Ha Lee, Le stratagème du corbeau. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Raizer. Denoël, coll. « Lunes d’encre », 416 p., 23 €

Nnedi Okorafor, Binti. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Erwann Devos et Hermine Hémon. Actu SF, coll. « Naos », 250 p., 17,90 €


Le gambit du renard, premier tome des Machineries de l’Empire de Yoon Ha Lee, s’ouvre sur une bataille galactique menée par le capitaine d’infanterie Kel Cheris sur une planète peu hospitalière. Elle est au service de l’Hexarcat dans la guerre contre les hérétiques, ceux qui ne respectent pas le haut calendrier. Se distinguant par des talents mathématiques utiles dans la guerre calendaire, elle doit mener à bien une mission en utilisant une arme très particulière : un fantôme. Celui du général Shuos Jedao, désormais l’ombre conseillère de Cheris, l’ex-capitaine devenant un général androgyne.

Yoon Ha Lee et Nnedi Okorafor : vous avez dit alien ?

Binti, quant à lui, commence par un embarquement : Binti, une jeune Himba, doit aller étudier à l’université Oomza, loin de sa planète natale, la Terre. Elle est douée en mathématiques et sait non seulement utiliser mais également fabriquer des astrolabes, ce qui lui vaut d’être considérée comme une « harmonisatrice ». Le voyage tourne mal lorsque des Méduses, créatures intelligentes et belliqueuses, attaquent le vaisseau et y massacrent tout le monde à l’exception du pilote et de Binti (« Binti Ekeopara Zuzu Dambu Kaipka de Namib », comme elle se présente aux attaquants), qui doit son salut à une étrange pièce métallique, son edan. Elle n’en sort pas totalement indemne et devient elle-même en partie Méduse.

Deux héroïnes se voient donc « parasitées » par quelque chose d’étranger. Kel Cheris doit composer avec les habitudes et les souvenirs de Shuos Jedao, un homme qui était en vie plusieurs siècles auparavant. Un général dont la folie meurtrière est connue de tous, maintenu en « non-mort » dans un dispositif appelé « le Berceau Noir ». Au point que Jedao prend toute la place. Binti, en acceptant de devenir l’intermédiaire entre les Méduses et l’université d’Oomza, subit une métamorphose : ses cheveux sont désormais des tentacules. Elle était déjà une exception, la première Himba à étudier à Oomza, mais cette particularité supplémentaire  contribue à l’isoler. Elle est une outsider.

Malgré les univers très différents proposés par Yoon Ha Lee et Nnedi Okorafor, certains questionnements sont assez proches. Cheris appartient aux Mwennin, une minorité dans le monde de l’Hexarcat, et choisit l’académie Kel et une carrière militaire, alors qu’elle aurait pu rester dans sa ville de Festin de Corbeaux ou être ingénieur chez les Nirai. Sous l’influence de Jedao, elle en vient à remettre en question tout le système de l’Hexarcat et participe à sa destruction. Elle n’agit pas seule et obtient notamment le concours des « serviteurs » (sortes de robots domestiques) qui ne sont guère plus que des meubles aux yeux de beaucoup d’humains. Binti aurait pu, pour sa part, rester chez les Himba et devenir une maîtresse harmonisatrice, digne héritière de son père. Mais elle choisit l’université Oomza ; et le voyage lui-même, avant même sa formation, bouleverse son existence. Des étudiants khoush lui sont hostiles, à cause de son alliance avec les Méduses (leurs ennemis) mais aussi de son origine, car ils considèrent les Himba comme inférieurs. Après sa formation, elle retrouve les siens, mais rien n’est plus comme avant. Elle finit par entreprendre un voyage dans le désert avec les « gens du désert », eux-mêmes considérés comme inférieurs par de nombreux Himba. Elle découvre la richesse de leur culture ainsi que sa parenté avec eux, les Enyi Zinariya, que son père avait toujours tue.

Yoon Ha Lee et Nnedi Okorafor : vous avez dit alien ?

Il s’agit donc, dans les deux trilogies, de valoriser l’outsider, imprévu et imprévisible : le grain de sable qui peut enrayer la mécanique d’un monde littéralement réglé comme une horloge dans l’univers de Yoon Ha Lee ; le traumatisme individuel qui agit comme révélateur au long cours dans l’œuvre de Nnedi Okorafor. Il s’agit aussi de réajustements face à un corps différent, entre autres dans le cas d’un changement de sexe (Haifa dans Binti, Zehun et dans une certaine mesure Cheris/Jedao dans Le stratagème du corbeau).

La science-fiction est célèbre pour ses aliens, extraterrestres qui n’ont rien d’humain, mais ici elle rappelle que les héros sont souvent au moins autant des figures atypiques, « étrangères », que les monstres qu’ils affrontent. Comme le dit Cheris dans une formule qui peut sembler paradoxale : « Si j’essayais d’abattre tous les monstres de l’Hexarcat, je serais moi-même un monstre. »

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