Les enfants de braise

Il est rare que le public français puisse lire un livre écrit en sorani, l’une des deux langues kurdes. Sandrine Traïdia a traduit Le dernier grenadier du monde de Bakhtiar Ali. « Le désert et la politique, c’est la même chose, deux terres sur lesquelles rien ne pousse », est-il dit dans ce roman aux accents d’élégie et qui semble échapper à tous les genres : à la fois fable sur la quête d’un père, allégorie de la captivité, déploration portée cependant par de folles espérances – tableaux d’un enfer décrit avec une glaciale lucidité, chant d’une révolution à l’issue tragique.


Bakhtiar Ali, Le dernier grenadier du monde. Trad. du kurde sorani par Sandrine Traïdia. Métailié, 336 p., 22 €


Originaire du Kurdistan irakien, Bakhtiar Ali s’est exilé à Cologne, où il semble, comme l’officier des Peshmergas du Dernier grenadier du monde, s’être fabriqué « une sorte d’autre langue » que la sienne : la « langue poétique » du soldat n’oublie rien des épreuves et des horreurs traversées pendant ses vingt et une années de captivité dans le désert. Une double sensation qu’il retient de ces deux décennies : d’une part, l’odeur du désert qu’il connaît bien et dont il est imprégné, d’autre part ce sentiment terrifiant de savoir que quelqu’un vous attend.

À sa libération, alors qu’il était certain d’être bientôt mis à mort, il se rappelle avoir été arrêté pour avoir secouru un chef révolutionnaire kurde, son ami de toujours. Ce jour fatal, il n’avait pas seulement exposé sa vie, bravant le danger, il a aussi privé son fils de sa présence. C’est avec une solennité de risque-tout qu’il tient une promesse faite à lui-même pendant son isolement dans le désert : quand il retrouvera la liberté, il partira à la recherche de son fils. Il avait vingt-deux ans quand il fut capturé, il en a quarante-trois quand vient l’heure de la délivrance.

Bakhtiar Ali, Le dernier grenadier du monde

Bakhtiar Ali © Philippe Matsas

Le dernier grenadier du monde, livre des amitiés masculines, des serments échangés entre des détenteurs de secrets gardés comme de précieux trésors, est aussi un livre où les jeux de miroir se multiplient, chaque personnage et même chaque mystérieux objet offrant en reflet un autre qui se mire dans un troisième. Le lecteur suit une piste qui le mène à trois grenades de verre, découvre avec une impression de vertige que le fils recherché, Saryas Soubhdam, n’est peut-être pas unique, qu’il en existe deux, trois, plusieurs…

Les femmes aussi ont souvent des doubles. Les prostituées ont mille visages, et deux figures féminines dominent le récit : les sœurs Spi, deux chanteuses toujours habillées de blanc et que certains soupçonnent d’être des sorcières. Elles traversent le récit comme des spectres, leur chant envoûtant subjugue les passants qui donneraient tout pour sceller un pacte avec elles, maîtresses d’un monde où elles incarnent le mystère et apportent une parole salvatrice.

Bakhtiar Ali, Le dernier grenadier du monde

Une sorte de sage, dont il est dit qu’il fait penser, dans cet univers chaotique, à Omar Khayyâm, ouvrira un autre livre : après celui du sable et du désert, c’est celui du feu et de la braise. Dans une enclave, des enfants brûlés par les bombes vivent ensemble une vie de mutilés, mais semblent des êtres surnaturels, suspendus hors du temps, à ceci près que la réalité les rattrape chaque jour, leur apprenant par exemple que quelques-uns d’entre eux, choisis selon des critères très stricts, vont être emmenés en Europe pour être soignés mais aussi servir à des fins scientifiques.

Les grenades de verre sont-elles maléfiques ou bénéfiques ? Là où se trouve le dernier grenadier du monde, les puissances infernales de la guerre seront-elles anéanties ? « J’étais un homme venu du passé pour parler de ceux qui n’avaient pas de futur », peut-on lire au détour d’une page du livre de Bakhtiar Ali, qui ne se veut ni un prophète ni un conteur des Mille et Une Nuits, mais tantôt un froid observateur, tantôt un chamane qui espère, grâce à ses mots, exercer un pouvoir guérisseur sur ces enfants de braise dédaigneux de toute pitié.

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