Les malveillantes : famille criminelle sous le Troisième Reich

Par son ampleur, par son propos qui plonge le lecteur au cœur même du mal incarné par deux frères inaugurant leur carrière dans les services de renseignement en participant aux crimes commis par la SS et ses sinistres commandos, La fabrique des salauds peut faire penser aux Bienveillantes de Jonathan Littell, le succès de librairie que l’on sait. Comparaison n’étant cependant pas raison, on imagine assez vite que ce long récit pourrait bien se métamorphoser sous la férule du réalisateur et scénariste qu’est aussi Chris Kraus en une vaste saga, une série à rebondissements où se mêleraient l’histoire d’un pays et celle d’une famille.


Chris Kraus, La fabrique des salauds. Trad. de l’allemand par Rose Labourie. Belfond, 894 p., 24,90 €


Chris Kraus, La fabrique des salauds

Chris Kraus © Maurice Haas/Diogenes Verlag AG Zurich

Signe des temps sans doute, nous sommes entrés depuis quelques années dans une époque où les enfants et surtout les petits-enfants des bourreaux traitent dans leurs livres d’une histoire familiale difficile à assumer. Ce sont en France des enfants de collaborateurs du régime de Vichy, tels Alexandre Jardin ou Marie Chaix, face à un grand-père ou un père coupable. Parce que nous avons affaire à des écrivains qui savent ce que peut l’écriture, l’inadmissible se résout dans une recherche allant bien au-delà de la simple constatation des faits qui relève des archives, du récit – ou du silence – familial : par la force de la littérature, on passe du compte rendu d’audience à la vérité littéraire.

Pour ce qui est de l’Allemagne, Sylvie Germain avait déjà imaginé dans Magnus (2005) ce que signifie une petite enfance passée dans une famille criminelle. En 2013, un remarquable ouvrage allemand analysait longuement les souvenirs de la période nazie tels qu’ils se conservent et se transmettent dans les familles, peu enclines à reconnaître la culpabilité d’une personne située à proximité immédiate dans leur arbre généalogique [1]. L’art et la création littéraire seraient-ils alors le juste moyen pour retrouver une vérité dissimulée ou travestie sous des vêtements plus seyants ?

En faisant une enquête sur sa propre famille, des Allemands originaires des Pays baltes, Chris Kraus découvre lui aussi que son grand-père s’est rendu coupable de crimes sous l’uniforme SS. Mais son travail d’écrivain le conduit à creuser cette plaie familiale, tant pour risquer une réponse à l’inévitable question « comment devient-on criminel ? » que pour brosser à partir de cet exemple singulier un tableau sans complaisance de l’Allemagne de l’après-guerre, beaucoup moins en rupture avec son passé qu’on ne pourrait le croire. Un projet ambitieux, celui de tendre à l’Allemagne actuelle (celle des petits-enfants, voire des arrière-petits-enfants des nazis) un miroir où ne se reflétera pas l’image qu’elle souhaite y trouver.

Comment fabrique-t-on un « salaud », pour reprendre le titre français ? Comment un être jusque-là parfaitement irréprochable est-il conduit à piétiner tout ce qu’on lui a inculqué depuis l’enfance ? Les deux frères Solm, qui font dans le roman une ascension fulgurante dans la SS et son sinistre Sicherheitsdienst ou SD fondé par Heinrich Himmler, ont pourtant eu un grand-père pasteur, mort pour sa foi. Et l’un d’eux, Hub (Hubert), se destinait lui aussi à la carrière ecclésiastique, avant de faire le premier pas vers l’impardonnable et d’y entraîner son frère Koja (Konstantin), « car devenir un bon nazi était comme devenir un bon chrétien. Les bons nazis étaient une évidence. Il n’y en avait pas d’autres, et les choses se faisaient d’elles-mêmes ». Admissible peut-être, au moins au début, pour ces Allemands nés dans l’empire tsariste, puis victimes des révolutionnaires russes, auxquels le nouveau Reich de Hitler semblait offrir une vraie maison ? Mais de là à tirer sur des femmes et des enfants juifs alignés au bord d’une fosse…

Ce long récit a un cadre, qui est tout sauf anodin. Nous sommes en 1974. Koja, le narrateur, a soixante-dix ans et se trouve enfermé dans une chambre d’hôpital en compagnie d’un hippie d’une trentaine d’années à qui il raconte son passé. Koja a une balle logée dans la tête (on n’apprendra qu’à la fin comment c’est arrivé), et le hippie une imposante fracture du crâne : deux générations, deux mondes se trouvent côte à côte, dont la rencontre n’est due qu’à un malheureux hasard. Deux vies en sursis – mais que peut faire le hippie, si ce n’est écouter Koja ? À mesure que le récit avance, il passera, à l’instar du lecteur, par toutes les réactions possibles. Un récit qui privilégie le dialogue et joue sur une multiplicité de tons, tantôt cynique, tantôt ironique, grave parfois, mais dont toute compassion est absente. L’amorce d’un scénario ?

Chris Kraus décrit dans une succession de courts chapitres les étapes de cette longue descente aux enfers qui se poursuit bien au-delà de la chute de l’Allemagne hitlérienne, mais, s’il démonte quelques rouages de cette « fabrique de salauds », le fonctionnement de la machine reste obscur. Faut-il s’en tenir au truisme selon lequel chacun, dans certaines conditions, est capable du pire, et diluer ainsi la responsabilité individuelle dans une psychologie sommaire et convenue, mais discutable ? Si en plus on devient comme Koja un salaud par amour, ou pour protéger une femme en danger dont on se sert pour le manipuler, l’explication semble un peu courte !

Venons-en à la trame historique dans laquelle se fond le parcours de nos deux « salauds » et de leur sœur d’adoption, Ev ou Eva, une enfant juive (dont l’origine est évidemment tenue secrète) qui  deviendra alternativement l’amante ou l’épouse d’Hub et de Koja, dans un imbroglio sentimental délirant qui ruinera leur relation fraternelle. Et que sa naïveté et son désir de soulager la misère d’autrui conduiront, pour couronner le tout, à travailler comme médecin dans un camp de concentration. Chris Kraus semble ici se jouer de toute vraisemblance, comme s’il voulait nous convaincre qu’on ne peut savoir, de la fiction ou de la réalité, laquelle dépasse l’autre.

Exagère-t-il aussi lorsqu’il montre comment les nazis se sont reconvertis sans trop de problèmes après la guerre, dans la mesure où les services secrets occidentaux et soviétiques ont jugé utile de tirer profit de leurs compétences et de leurs réseaux bien implantés ? Que non, le fait est connu, « guerre froide » oblige ! Il n’en alla pas autrement lors de la reconstruction d’une nouvelle Allemagne fédérale sur des bases démocratiques, avec de nombreux cadres formés sous Hitler. Ce n’est pas un scoop, mais peut-être les Allemands d’aujourd’hui ont-ils besoin de se souvenir des conditions de leur renaissance. Les agents nazis, dont nos deux protagonistes, n’eurent donc pas à changer de métier et participèrent à la création de la nouvelle officine du renseignement.

D’autres pays encore, en Amérique latine ou au Moyen-Orient, ont su profiter de l’expertise des nazis. Et pour faire bonne mesure, nos deux maîtres espions formés au cœur du SD se révèlent aussi à l’aise (et retors) avec les services anglo-américains et russes qu’avec le Mossad israélien, agents doubles ou triples selon les besoins, et toujours capables de la même violence qu’ils exerçaient jadis sans remords envers les Juifs. Un comble sans doute, même si les services secrets ont la réputation de privilégier l’efficacité et de mettre la morale sous le tapis au nom des intérêts supérieurs de l’État.

Que la morale ne soit pas au cœur du roman est donc une évidence. En soulignant dans une interview que l’histoire est racontée du seul point de vue du personnage principal, Koja, et que toute cette reconstruction faite après coup est sujette à caution (2), l’auteur prend ses distances avec le contenu de son récit et en fait peser tout le poids sur le seul narrateur.

Où donc mettre le curseur lorsqu’il s’agit de la crédibilité d’une intrigue noyée dans les eaux troubles du renseignement international ? Peut-on admettre que la jeune Ev, qui a « travaillé » à Auschwitz parce qu’elle croyait pouvoir s’y rendre utile, poursuive après la guerre ce qu’elle croit être sa vocation humanitaire en se consacrant à la traque des anciens criminels nazis (qu’elle a pourtant côtoyés de si près) ? Peut-on admettre qu’elle entraîne son amoureux, l’ancien SS Koja, dans son sillage, et que celui-ci change de nom et se fasse circoncire afin de passer pour un véritable Juif – et de travailler pour le Mossad tout en  continuant d’informer le KGB ?

Chris Kraus a fouillé durant des années les documents d’archive concernant sa famille et les événements qu’elle a traversés, il a interrogé de nombreux témoins. En mêlant habilement les éléments inventés aux faits historiques qu’il a recueillis, en faisant se côtoyer personnages réels et personnages de fiction, il offre au public une œuvre monumentale, ambitieuse, touffue, trop longue sans doute, une somme aussi pour la traductrice française qui a dû déployer tout son talent. Mais est-ce un roman ? L’auteur accumule les événements, surprend, indigne parfois et, quand la narration s’emballe, c’est aux dépens de la profondeur psychologique, voire de la cohérence des personnages. Le lecteur peut être tenté de les abandonner en chemin à leur sort invraisemblable, mais il  est probable que l’envie de connaître la suite soit plus forte, comme dans les feuilletons de jadis qui s’interrompaient au moment le plus palpitant sur un implacable « suite au prochain numéro ».

Les choses aujourd’hui ne se passant plus dans la presse écrite, mais sur l’écran, il ne fait guère de doute que derrière l’écriture se cache un désir d’images, assumé ou non : on se représente sans peine ce que ce vaste panorama de l’histoire allemande vécu à travers l’expérience d’un personnage particulier, devenu un « salaud » consentant, donnerait à la télévision : une de ces séries pleines de péripéties dont le public actuel est si friand.


  1. Harald Welzer, Sabine Moller, Karoline Tschuggnall, Grand-père n’était pas un nazi. National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Gallimard, 2013.
  2. « L’histoire nous est racontée du point de vue de Koja. Il revient sur sa vie à la première personne. Mais cela ne signifie pas que tout se soit nécessairement passé ainsi. Dans son souvenir, tout homme arrange son histoire. C’est pourquoi l’ensemble du livre est un mélange de vérité et de fiction. »  (Interview de Tomasz Kurianowicz, Die Zeit n° 12/2017)

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