Une étude post-post-coloniale

Il faut se faire une raison : ce n’est pas parce que les méchants colonisateurs européens le lui ont imposé que le Japon s’est passionné pour la Grèce antique. Ceux qui, du cœur de l’empire américain, veulent penser toute forme d’échange culturel sur le mode colonial en seront pour leurs frais. C’est un des grands apports du livre de Michael Lucken de le montrer.


Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 248 p., 22,50 €


Du temps où des intellectuels anglo-saxons n’hésitaient pas à proclamer l’absolue supériorité de la « race blanche », l’un d’entre eux déclara qu’il abdiquerait son racisme le jour où un Africain (il dit : « nègre ») saurait le grec. Et puis vint Léopold Sédar Senghor, qui chanta la « rencontre du Nègre et du Grec ». Qu’un Sénégalais obtînt l’agrégation de grammaire aurait pu prouver l’inanité de ce genre d’argument. En réalité, celui-ci changea seulement de forme. Les apôtres de la bien-pensance se mirent à plaindre ces pauvres Africains et autres Asiatiques d’avoir subi une terrible déculturation qui serait la dimension la plus perverse de l’emprise coloniale. Prenant l’exemple de la fascination japonaise pour la Grèce antique, le japonisant Michael Lucken fait ressortir la fausseté de ce schéma. Sa démonstration est d’autant plus probante que le Japon n’a jamais été colonisé, malgré la tentative américaine menée par le commodore Perry au milieu du XIXe siècle.

Pourquoi, en effet, trouve-t-on normal que les Japonais (ou les Chinois, ou les Africains, etc.) reprennent à leur compte les résultats de la physique, et anormal qu’ils soient sensibles à Platon, à Sophocle, à Praxitèle, à l’architecture grecque, aux valeurs de liberté et de démocratie ? L’argument des propagandistes des « post-colonial studies » reprend le schéma de pensée colonialiste qu’il est censé dépasser en se contentant d’en inverser les termes. Pour le résumer brutalement : un Africain ou un Japonais ne se serait jamais intéressé à la Grèce antique si les colonisateurs ne la lui avaient pas fait connaître. Le sous-entendu est que l’héritage grec n’aurait pu être transmis qu’à ceux des Européens qui se sont lancés à la conquête de vastes empires coloniaux. En pratique, trois pays, ceux où sont publiées les collections Budé, Teubner et Oxoniensis. La Grèce moderne est évidemment hors jeu, trop pitoyable (hormis en août) pour avoir quoi que ce soit de commun avec ce qui s’est produit sur son territoire il y a deux millénaires et demi.

Michael Lucken montre comment, par quelles voies et dans quel état d’esprit, des Japonais se sont intéressés à la culture grecque. Un indice pourrait en être que le premier film de Miyazaki à avoir rencontré un grand succès s’intitule Nausicaa. On peut aussi relever l’abondance de noms grecs et latins utilisés pour dénommer de grandes marques japonaises : « les appareils photo Olympus, Pentax et Sigma, les téléviseurs Panasonic et Orion, les amplis Technics et JVC (Japan Victor Company), les chaussures Asics (Anima sana in corpore sano), jadis les phonographes Apollon » et l’énumération pourrait continuer. Il ne s’agit certes là que de pratiques commerciales qui prouvent surtout le rayonnement mondial de la culture d’origine occidentale, comme lorsque des musiciens japonais excellent à jouer Beethoven. Une telle énumération vaut surtout pour nous, Occidentaux, à titre en quelque sorte de miroir que nous tendent les Japonais, sur le mode « voilà ce que vous savez de nous ». L’intérêt de la démarche de Lucken est de partir du point de vue japonais, de citer quantité de noms d’architectes, d’écrivains, d’universitaires, de penseurs politiques, dont, pour la plupart, les Français ignorent jusqu’aux noms, et de nous dire de quelle manière chacun s’est passionné pour la culture grecque. Et l’on peut avoir lu Mishima et ignorer l’importance qu’il avait accordée à son voyage vers la Grèce antique.

Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession

La Vénus de Praxitèle © Caroline Léna Becker

Nous ignorons aussi, faute de nous être donné la peine de le savoir et d’y avoir accès, que les traductions et les études classiques publiées au Japon sont, sur certains auteurs grecs, plus nombreuses et approfondies que les françaises. Et ce culte de la Grèce antique n’était pas réservé à une étroite minorité intellectuelle : jusque récemment, les « cours d’introduction à la médecine commençaient par Hippocrate et l’éthique médicale en Grèce, les étudiants en philosophie découvraient Platon et Aristote avant la pensée indienne, les étudiants en architecture, les ordres classiques (dorique, ionique, corinthien) avant toute chose ». Bref, l’étonnant n’est pas que les Japonais se soient intéressés à la Grèce antique mais que cela nous paraisse paradoxal.

En 1898, le grand architecte Ito Chuta [1] défend dans sa thèse l’idée que le temple du Horyuji à Nara « puise son origine dans l’art gréco-bouddhique ». Il avait été frappé du fait que « les colonnes ont une entasis (le mot technique grec pour ‟galbe”) et que les consoles d’encorbellement sont en forme de chapiteaux, ce qui est très occidental. C’est une copie directe des méthodes indiennes, elles-mêmes originellement importées de l’Occident ». Il contribuait ainsi à un débat qui animait les esprits depuis l’ère Meiji, celui des origines du Japon. Validée par des études précises des rapports de proportion, de l’organisation générale de l’espace, des motifs décoratifs, cette ressemblance est d’autant plus troublante qu’elle s’applique aux principaux temples de Nara, la plus ancienne capitale fixe du Japon, au VIIIe siècle de notre ère. On est donc bien là devant ce qui peut être tenu pour « la quintessence de l’architecture japonaise ».

Il est peu probable qu’il y ait réellement eu transmission directe de l’empire d’Alexandre vers le Japon, via l’Inde et la Chine, par la route de la soie et suivant le même parcours que l’expansion du bouddhisme. Il peut paraître plus rationnel de supposer une transmission très indirecte, voire une coïncidence, dans la forme « ionienne » des colonnes de Nara, coïncidence qui, nourrissant l’imaginaire, aurait incité des intellectuels et des artistes japonais à se tourner vers la Grèce. Même s’il en est rarement question – et que Lucken n’en parle pas –, il y a bien eu une sorte de pythagorisme chinois exactement en même temps que le pythagorisme grec et sans que la moindre transmission soit vraisemblable. Jacques Gernet mentionne cette coïncidence dans Chine et christianisme et dit y voir une énigme.

Peu importe en réalité ce qui a suscité l’engouement japonais pour la Grèce, qu’il faut avant tout constater, en se demandant cependant pourquoi il nous paraît légitime qu’Allemands ou Français se réclament de l’héritage grec et illégitime que des Japonais le fassent. Des théoriciens du romantisme jusqu’à Heidegger, nombre d’Allemands ont pu se présenter en héritiers directs des Grecs, dont leur langue même serait proche parente. Sans doute est-ce là une construction narrative – au même titre que celle de Ronsard attribuant dans la Franciade une origine troyenne à la noblesse française. L’origine gréco-bouddhique du temple de Nara n’est pas plus absurde mais, pour l’admettre, nous devons d’abord accepter de nous dessaisir du sentiment de propriété que les Occidentaux conservent en toute bonne conscience pour ce qui touche à la Grèce. C’est un tel dessaisissement qui pourrait nous faire réellement sortir d’une logique occidentalo-centrée, pas de vérifier que la couleur de peau d’un écrivain est politiquement correcte avant de lire son livre.

Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession

Temple Horiuji

Si nous acceptons ce changement de point de vue et adoptons celui des Japonais, nous verrons les choses de manière tellement différente que nous apprendrons beaucoup même sur notre Grèce familière que nous croyons si bien connaître. Puisque la transmission des valeurs grecques est censée être passée par l’Inde à laquelle était parvenue la conquête d’Alexandre, c’est de ce côté-là que les Japonais vont regarder la Grèce, depuis l’Est donc. Plutôt les côtes ioniennes, par conséquent, et tout ce qui en est issu – y compris Dionysos – que depuis la Grande Grèce et la Sicile. Donc aussi, en architecture, l’ordre ionien plutôt que le corinthien.

S’il faut sans doute être un professionnel de l’architecture pour remarquer les affinités entre les temples de Nara et les normes grecques – et éprouver le besoin de transcrire le grec entasis dans le japonais des architectes –, il suffit d’y avoir porté attention pour prendre conscience des points communs entre la tradition incontestablement japonaise du théâtre nô et la tragédie grecque : « une fonction originellement propitiatoire, l’utilisation de masques, des acteurs uniquement masculins, la présence d’un chœur et l’alternance de séquences déclamées et de pantomimes ».

Certaines différences apparentes nous instruisent sur la relativité de notre regard. Le plus inattentif visiteur du Japon ne peut manquer d’y remarquer la vivacité et l’intensité des couleurs. Les kimonos sont bigarrés. Le bois des temples est régulièrement repeint afin que les rouges, les verts, les orangés restent éclatants. Les affiches publicitaires juxtaposent de violentes couleurs. Les vitrines des restaurants présentent des moulages plastifiés des plats proposés, et là encore ce ne sont que brillantes couleurs, un peu écœurantes à nos yeux de s’afficher aussi artificielles. Bref, l’esthétique japonaise est fondée sur des couleurs vives et intenses alors que tout ce qui est grec serait blanc et froid comme le marbre. En Occident, seuls les spécialistes mesurent combien est fausse cette image de la Grèce : les temples et les statues ne sont blancs que parce que leurs couleurs criardes ont été effacées par le temps. Notre Grèce est toute apollinienne, même son théâtre, dont pourtant nous n’ignorons pas qu’il est issu du culte de Dionysos sans en tirer toutes les conséquences en matière de mise en scène. Mieux on connaît la culture grecque, mieux on conçoit qu’elle avait plus à voir avec la bigarrure japonaise qu’avec la froide blancheur que nous imaginons et croyons devoir admirer. Comparons un masque de tragédie grecque à un masque nô et tirons-en la conclusion qui s’impose. D’ailleurs, les Japonais n’ont pas manqué de mettre en scène des tragédies grecques, et pas seulement Œdipe et Antigone.

En s’attachant au côté oriental de la Grèce, les Japonais nous donnent d’elle une image tout autre que celle à laquelle nous ont accoutumés nos classiques et nos romantiques. Nous y montrer attentifs ne peut qu’être un enrichissement : l’Orient et l’Occident se complètent en voyant chacun une face de cette culture qui n’a pas sans raison acquis une dimension universelle.


  1. Michael Lucken transcrit les noms propres selon l’ordre japonais : le patronyme d’abord.

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