L’affaire des Dolomites

Pourquoi faut-il que les choses de la vie deviennent nettes au moment où elles s’éloignent de nous de manière définitive ? Et comment se faire le traversier de sa propre vie et de l’époque ? De la mort anticipée à la nostalgie placide de celles et ceux qui restent, Mark Greene compose un jeu d’équilibre entre deux trames, entre deux époques et deux pays, entre deux cimes enfin, des toits de Paris aux colossales Dolomites de Buzzati. Federica Ber retourne la rubrique fait divers pour écrire une fable sur le rapport funambule au monde et sur le passage filant du temps, sur la préparation à la mort, sur la mélancolie contemplative qu’il y a à rester et, plus qu’à vieillir, à sentir combien la jeunesse recule en soi, en une variété de micro-deuils.


Mark Greene, Federica Ber. Grasset, 208 p., 18 € 


Mark Greene, Federica Ber.

Mark Greene © J.-F. Paga

Il y a dans les rubriques « faits divers » les drames grandiloquents, sanglants, spectaculaires, racoleurs. Vidal, Pierre Rivière, Joseph Vacher, les sœurs Papin, les sœurs Quispe, l’affaire Rey-Maupin, l’affaire Laetitia Perrais, l’affaire Dominici. Des noms jaillissent. On cherche à savoir ce qu’ils nomment. Cinéastes, écrivain.e.s, sociologues, psychanalystes, politiques s’en saisissent. Moi, Pierre Rivière de Michel Foucault, La cérémonie et Violette Nozière de Claude Chabrol, Le juge et l’assassin de Bertrand Tavernier, Les bonnes de Jean Genet, In Cold Blood de Truman Capote, Las Brutas de Juan Radrigán et le film Las Niñas Quispe de Sebastián Sepulveda, Vidal, le tueur de femmes de Philippe Artières et Dominique Kalifa ou encore Laetitia d’Ivan Jablonka. Les questions éthiques, esthétiques, sont légion. Que dit le fait divers ou que lui faire dire d’un sujet, d’une société ? Comment le traiter ? montage ? paroles rapportées ? écriture collective, chorale, ou subjectivité de l’enquêteur ? fictionnalisation ? Ils marquent les générations et souvent les excèdent, par ces œuvres qui les font perdurer au-delà de la temporalité des gros titres et des procès. Dans « Structure du fait divers » (1964), Roland Barthes les définissait comme « une information monstrueuse », un « classement de l’inclassable », le « rebut organisé des nouvelles informes ».

Et puis il y a les faits divers d’une autre nature, qui nous interrompent dans la rumeur du quotidien et nous font méditer en sourdine, non sur l’excès, l’inexplicable, les passions et les coïncidences fatales, mais sur l’amour, la relation, les décisions singulières devant la condition mortelle de l’homme. Ils mettent en avant des gestes de retrait et des vies moins exposées, moins spectaculaires peut-être : ce ne sont plus des affaires qu’on traite à grand bruit, mais des hommes et des femmes, des couples souvent. Tel celui retrouvé momifié dans un glacier suisse soixante-quinze ans après sa disparition, tels les vieux amants du Lutetia, qui se sont suicidés, main dans la main, dans l’hôtel du même nom. Le fait divers devient iconique d’un tout autre ordre de choses et de tragédie silencieuse, d’acceptation tacite ou de révolte devant la mort, de décision d’amour, de dépassement d’un certain ordre de vie.

Federica Ber de Mark Greene repart d’un tel fait divers, localisé dans les hauteurs des Dolomites, et dont l’écho arrive jusqu’au cœur de Paris, au matin, sur la table du petit déjeuner du narrateur. Des miettes de mots se détachent sur les miettes du croissant et sur la rumeur du monde qui ne l’intéresse que lointainement. Elles énoncent un rébus : un homme et deux femmes, une montagne, l’homme et la première femme retrouvés morts, leurs mains enlacées, identifiés comme Umberto B. et Phaedra L., et la seconde femme fugitive ou disparue qui donne son nom au titre. La trame est ténue, discrètement ironique dans ses allusions au cinéma, à la littérature, puisque de Paris rive droite aux Dolomites mythiques s’engagent une fiction spéculative, une investigation et une rêverie à distance sur les causes de cette tragédie, avec pour seul lien de contiguïté l’énigme Federica Bersaglieri, rencontrée vingt ans plus tôt dans une salle de jeu des Grands Boulevards par le protagoniste. Le couple se serait donné la mort ou aurait été assassiné – le récit ne tranche pas immédiatement. Or il paraît trop jeune pour satisfaire à l’hypothèse du suicide. Plus : il a tout pour lui (jeunesse, travail, reconnaissance, harmonie), dans une société qui a défini ses codes de la réussite et de la beauté, faisant partie « de ces gens qui savent se tenir en toute circonstance, qui ont l’attitude juste, qui savent marcher et s’asseoir, et monter à vélo, à cheval, ou sur la passerelle d’un bateau ». Architectes de métier, habitués à dompter les volumes, les matériaux et l’apesanteur avec succès, ils trouvent la mort dans cette formation naturelle spectaculaire que Le Corbusier avait qualifiée de « plus belle œuvre architecturale au monde ». Personnages de fiction, ils sont au rebours du Giovanni Drogo de Buzatti qui dans Le désert des Tartares passe une vie tout entière à ne pas vivre sa vie (en tout cas sa vie dans le monde), à guetter dans la réclusion indéfiniment répétitive des tours de garde les signes d’une guerre qui n’adviendra que pour les autres, tandis que lui aura alors à affronter un autre combat solitaire, définitif, devant la mort. Eux, ils ont déjà vécu, construit des édifices remarqués, aimé.

Mark Greene, Federica Ber.

© Giuseppe Milo

Quant à Federica Ber, figure centrale d’équilibriste, elle s’est volatilisée et sa disparition ajoute au mystère par sa présence incompréhensible : médiation ? présence amicale ? assassinat ? Les filets des journaux laissent de l’espace pour que la fiction commence, et avec elle, un récit sur la préparation à la mort et sur la décision d’en finir (avec soi, avec la vie, avec les conventions, avec un quotidien), et la sorte d’acuité singulière qu’elles requièrent. Au gré des affinités et des contrastes, le récit se partage de manière plutôt lâche entre remémoration de l’épisode parisien et spéculation sur « l’affaire des Dolomites » que les journaux tentent vaille que vaille de vendre et que l’écrivain décide de désactiver comme fait divers scandaleux et de poser comme l’affirmation de la vie même – de la naissance d’une amitié entre femmes à la solidarité du couple jusque dans la fin, de la formation de l’idée d’en finir à la manière d’en découdre avec la maladie. Les deux lignes de fuite du récit s’éclairent mutuellement et rendent continûment hommage à l’excentricité de la jeune femme, figure d’un rapport délié au monde, qui viendra en annoncer un autre, plus souterrain, inattendue de l’autre femme jeune, marcheuse qui se profile à l’autre bord du livre, en une association sonore, de Federica à Phaedra. Federica ? Elle qui escalade les toits de Paris et s’y choisit une tour de guet inaccessible, qui y improvise veillées et petits déjeuners à la belle étoile, qui se défait de toute forme d’attache pour traverser le présent et se dégage des miroirs et des photos, devient une ode à la liberté, mais plus encore peut-être à une solitude existentielle et traversière, marquée par des « vacances éternelles » et toute une série de théories : « elle s’était séparée, à jamais, du tronc commun de l’espèce humaine ». Art de se séparer des biens matériels et des êtres, de considérer les objets dans leur manière d’être au monde, de deviner les visages qui défilent dans les rues, de se faire l’ombre des promeneurs et des passantes en un jeu de « mime suiveur », de veiller et de ne pas céder à un relâchement de sa vie, d’être en mouvement, de marcher sur les chemins les plus escarpés, elle apparaît comme celle qui permet au narrateur d’entrer en littérature, par une péripétie inaugurale, allégorique, qui montre qu’en matière de chemin la simplicité d’un aller n’implique en rien la fluidité du retour sur ses pas… Elle montre aussi que la radicalité peut se situer au cœur de la métropole parisienne et de l’Italie touristique, côtoyant ses contemporains et le siècle même : que l’alpiniste et l’ascète rassemblées en un même personnage ont tout autant loisir d’y jouer le « grand jeu », pour reprendre le titre de Céline Minard.

Mais, des cimes aux vertiges, de l’assurance à la glissade, il n’y a qu’un pas, ce que sait bien Mark Greene, qui, dans son précédent livre, Comment construire une cathédrale, avait fait le portrait de Justo Gallego, cet autodidacte qui bâtit à lui seul une cathédrale dans la banlieue de Madrid, depuis 1961, et s’est retrouvé, une nuit, suspendu sur son chef-d’œuvre, sans échelle pour en redescendre, condamné à veiller pour ne pas risquer de chuter. Aussi, en regard de la soudaineté, de la radicalité et de l’imprévisibilité à l’œuvre dans certaines formes de vie, Greene dispose une autre figure de la stabilité relative et de la perplexité. C’est elle qui prend en charge le récit, par la voix de ce narrateur circonspect qui scrute la tragédie italienne depuis le rivage intranquille de Paris et réfléchit avec distance aux choses du monde. Il dit les lents adieux à la jeunesse qui font la condition solitaire de l’homme arrivé au milieu de sa vie : « J’étais à l’âge où l’on commence à faire ses comptes. Où l’on fait ses premiers adieux à la jeunesse. Mais ce sont des adieux interminables, on ne le sait pas encore, des adieux qui vont se poursuivre jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier souffle, car après la jeunesse il n’y a rien, la maturité est un leurre, il n’y a que la jeunesse qui existe et elle se prolonge jusqu’à l’extrême fin. […] même si notre jeunesse est devenue un monstre qu’il nous est difficile de regarder ». Il médite sur l’esprit du temps, la façon dont ceux qui restent finissent par défiler dans les corridors de leur propre musée intérieur, en une métaphore qui implique une défamiliarisation et une sorte de mécanisation de la mémoire agissant sur le domaine du trop connu, du chez soi. « Qu’est-ce qu’une époque ? Sur le moment, personne n’a l’impression de vivre à l’intérieur d’une époque. C’est l’éloignement, l’empilement des années qui produisent cet effet, qui dressent des parois de verre autour d’un espace temporel. Le jour vient où l’on se contemple, dans le passé, comme si l’on évoluait à l’intérieur d’un bocal. Un autre soi-même qui se déplace, en apesanteur, dans le bocal d’une époque… Qui se faufile, comme un fantôme ou un poisson, entre les éléments d’un aquarium. Une image de soi, à la fois ressemblante et inaccessible. Et rien, soudain, de plus désirable que de revenir en arrière. » Sertie dans l’écrin d’une conscience nostalgique, cette observation du monde et des êtres se double du journal intérieur de la formation de l’écrivain et de la rédaction du livre qu’on lit : « Sur mon calepin, les phrases se construisent, s’allongent, se répondent. Des verbes font leur apparition, des virgules, des adjectifs. J’ignore où cela me mène. »

Mark Greene, Federica Ber.

En déplaçant la fiction du fait divers vers la réflexion sur la maladie, Mark Greene déjoue les écueils du jugement de valeur et les lieux communs du genre pour écrire un livre élégant sur l’acuité. Les références cinématographiques et littéraires participent souvent à ces horizons d’attente déjoués, à cet humour discret de la narration, clins d’œil qui ramènent à une époque et sont parfois de fausses pistes. Car le sujet est plus grave, dans l’éloge même de la légèreté combattive des personnages. Il est souvent frappant d’observer combien celle ou celui qui s’apprête à partir en premier, dans une famille, un milieu, une relation, réunit parfois la plus grande disponibilité et la légèreté la plus exemplaire, entre l’acceptation bienveillante de l’autre et une certaine forme de détachement vis-à-vis de soi-même. Quelque chose de l’ordre de la sagesse et de la détermination : une vocation singulière du présent car c’est lui qui demeure, in fine. Face à Federica la guide, Phaedra incarne cette autre attitude d’une dignité et d’une vitalité ré-apprivoisées : « Fallait-il tomber malade, s’étonna-t-elle, pour se sentir si vivante ? » Quant au narrateur, il devient, finalement et de façon inattendue, un autre veilleur sur le chemin de ronde de la mémoire et des époques qui défilent, nouveau Giovanni Drogo parisien qui prend son guet à l’heure où le soleil se couche et où le passé et les vies irréductibles continuent à diffuser en nous leur lueur et leur vérité émaillée de mystère.

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