Le syndrome de Stendhal

On connaît cette boutade sur le peuplement du Río de la Plata : « Les Argentins descendent du bateau » et, enfonçant le clou, « les Argentins sont des Européens qui sont nés en exil » (Borges). La dépossession, le déracinement ou le nomadisme commandent l’âme argentine, et déterminent, du même coup, une psychologie marquée par la mélancolie, l’ennui, la déprime ou l’aboulie.


María Gainza, Ma vie en peintures. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen. Gallimard, 182 p., 18 €


Qu’on s’étonne, alors, que Buenos Aires soit une métropole de la psychanalyse et qu’un Lacan y ait trouvé ses premiers lecteurs ! Le dernier ouvrage de María Gainza, critique d’art qui s’est fait connaître par ses nombreux articles et ouvrages d’analyse picturale, est son premier roman. Intitulé à l’origine El nervio óptico (« le nerf optique »), Ma vie en peintures se présente comme une autobiographie qui mêle astucieusement la peinture et la vie, où chaque tableau, dûment évoqué, devient le miroir d’un épisode ou d’un avatar de la vie de la narratrice. Au début est la pluie, puis vient le brouillard, et tout finit dans les flocons de neige. Et voilà pour les teintes de Buenos Aires, décrite comme « une plaine grise », avec toujours « la sensation de vivre au bord de la catastrophe ». Notre lot quotidien, n’est-ce pas ?

Tout commence par une histoire de l’œil qui n’a, pourtant, rien à voir avec le roman de Bataille ni avec sa « nécessité d’éblouir et d’aveugler ». Affectée du « syndrome de ‟l’œil fou” » et d’une vision double, la narratrice du récit de Maria Gainza découvre dans le cabinet de son ophtalmo non pas l’étroit alphabet, mais une toile de Rothko verticalement rouge qu’elle perçoit comme « une brûlure à l’estomac », mettant en branle la remémoration romanesque. Tel est le pari de ce livre qui se présente comme une autofiction née de la contemplation de tableaux, en onze séquences et onze peintres, qui sont autant de révélateurs de moments clé de la vie. Au dédale des musées où la portent inévitablement ses pas, le tenace ennui qui plombe cette mégapole la pousse à trouver refuge dans le silence et le défilé de fantômes qui font le charme de toute pinacothèque. Une infinie tristesse mêlée d’humour imprègne ces pages où la maladie le dispute à la mort et à cette humeur noire qualifiée ici de « crépuscule celte » (Yeats) : un frère succombant à une crise cardiaque, un oncle suicidé, un père absent, son beau-frère chez les fous, une mère guindée et tyrannique, un mari atteint d’un lymphome et, en apothéose, la narratrice soumise aux rayons dans un cortège de malades se pressant à la porte des soins en insupportable attente.

María Gainza, Ma vie en peintures.

« Light Red over Black » de Mark Rothko (1957)

Toute autofiction est construction d’un moi, et le récit de Maria Gainza ne fait pas exception à la règle. Qui suis-je ? et que sais-je ? demeurent les questions primordiales. Jusqu’à découvrir, au musée de Buenos Aires, le portrait d’une adolescente assise sur une chaise qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la narratrice : image choisie d’ailleurs comme couverture du livre, et œuvre jugée mineure d’un peintre local. Mais nous dépassons ici la critique d’art et le jugement esthétique pour ne tenir compte que de la sollicitation autobiographique : « J’étais comme ça à onze ans, les yeux écartés, glacials, comme la pointe d’une aiguille, la mine renfrognée, le menton frondeur. »

Et pour bien marquer le dessein de sa vision, la narratrice, qui se voit en « petite gauchiste distinguée qui vit comme une paria », s’interroge : « Toute interprétation n’est-elle pas aussi une autobiographie ? » Si bien que les fantômes de son musée personnel renvoient tous aux personnages qui ont traversé son existence avec ses « innombrables angoisses ». Ici Courbet et son Mar borrascoso, dont elle note : « notre nom contient la mer comme un appel », après que sa cousine, également prénommée María, a été emportée par ces vagues monstrueuses ; là, cet artiste du « monde flottant », Toulouse-Lautrec, dont on précise, avec une pédanterie non dénuée d’humour, qu’il est atteint de « psycnodysostose », chatouillant de sa canne d’infirme les dessous froufroutants des mousmés montmartroises et peignant de magnifiques coursiers qu’il ne pourra jamais monter ; et puis Foujita délaissant sa Kiki de Montparnasse pour une théorie de chats qui sont, certes, les plus beaux de l’histoire de la peinture ; ou encore le Gréco dont on disait, à tort, qu’il avait quelque chose de tordu à l’œil, comme la narratrice, alors qu’il devançait, tout bonnement, l’art abstrait. On découvre même le jeune Giotto faisant la leçon à son maître Cimabue – qui, aux Offices de Florence, accueille le visiteur en premier − en multipliant sur la verte prairie les premières brebis de la Renaissance.

María Gainza, Ma vie en peintures.

« La chasse au cerf », d’Alfred de Dreux

Après l’obscurité vient la lumière, mais ce sont les rayons de la radiothérapie. La narratrice, à qui on vient d’extirper un thymome, redécouvre l’étymologie grecque du thymus : « le siège de l’âme ». La chose est assez évidente : elle est atteinte d’une « maladie de l’âme ». La mélancolie finale rejoint la tristesse initiale lorsque la narratrice découvre ce tableau d’Alfred de Dreux, élève de Géricault : La chasse au cerf, et manque de tomber en catalepsie : « J’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi », écrit-elle, mais c’est une citation de Stendhal. Elle donne alors à ce « coma voluptueux » qui l’affecte devant les toiles successives son nom véritable et médical : « syndrome de Stendhal ». Ce cerf harcelé par les chiens lui rappelle l’accident de chasse de sa camarade de lycée passant un weekend à la campagne et recevant une « balle perdue qui lui traverse le dos » : c’est, en fait, le premier mort du roman et le premier inscrit dans sa mémoire. María Gainza tresse le récit d’une suffocation aux différents âges de la vie, dans la double secousse des drames de l’existence et de la découverte sur la toile de ses « tourments psychiques : mélancolie chronique, idées noires, migraines récurrentes, sensation d’irréalité ».

Nous assistons donc à un jeu vertigineux de miroirs qui fait tout le prix de ce roman, fidèle à ce qu’Henri Beyle définissait par son fameux « miroir qu’on promène le long d’un chemin ». Avec un art consommé de la prestidigitation, en une navette ahurissante qui va d’Hubert Robert aux ruines aristocratiques, et de la tête ennuagée du Douanier Rousseau aux cerisiers en fleurs du Japon, María Gainza n’a de cesse qu’elle n’ait percé à jour son âme maladive : avant d’être irradiée aux dernières pages, son ultime regard va vers le spectacle extérieur : « Là-haut, le ciel est gris, d’un gris mortel de piste de glace, et lorsque les premiers flocons commencent à tomber, tous lèvent les yeux sans s’étonner… Les peluches flottent lentement dans l’air, tourbillonnent, forment de fines pellicules sur les toits, recouvrent les trottoirs d’une mince couche blanche qui ressemble à de la dentelle, et je tire de ma boîte à gants le bonnet noir que j’ai mis là quand tout a commencé… Je ressens un doux bonheur dans l’étourdissement… »

Un jour, Bernard Berenson, cet historien de l’art doté de « l’œil absolu », parcourt, comme ici la narratrice, une galerie de peintures et soudain, dans la clarté du jour déclinant, il tombe en arrêt devant une toile et s’émerveille : c’est le plus beau tableau du musée, s’écrie-t-il, tandis que le guide qui le conduit lui rétorque : mais monsieur, vous êtes devant la fenêtre qui donne sur le parc ! Ainsi María Gainza réussit-elle à nous tromper et nous émerveiller : le tableau de vie qu’elle brosse, en gémellité, face au tableau pictural est assurément le plus beau, et nous en sommes infiniment troublés, autant secoués que Stendhal sortant de Santa Croce.

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