Soigner par la parole, en prendre soin

Près de trente années ont passé depuis 1989, date de la première publication des Cercueils de zinc (1990 pour la traduction française) : avec elles, la guerre s’est éloignée, l’URSS s’est effondrée, la mémoire s’est transformée, les acteurs sont morts ou ont changé. La parole recueillie alors que la guerre en Afghanistan n’était même pas terminée change-t-elle de sens dans la durée ? Comment le témoignage devient-il preuve historique en même temps qu’œuvre littéraire ? L’édition augmentée de ce livre, publiée en 2016 en Russie, fournit des réponses ouvertes à ces questions.


Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc. Trad. du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest. Édition augmentée de nombreux documents traduits du russe par Michèle Kahn. Actes Sud, 330 p., 22,50 €


À la faveur du prix Nobel qu’elle a reçu en 2015, l’œuvre documentaire de Svetlana Alexievitch est heureusement devenue mondiale et beaucoup sont celles et ceux qui ont découvert à cette occasion ses livres et sa méthode. De La guerre n’a pas un visage de femme à La Supplication, de Derniers témoins à La fin de l’homme rouge, tous ses textes obéissent à trois principes : le recueil de la parole des témoins, le montage des témoignages et l’effacement de l’enquêtrice. La méthode rend poreuse la frontière entre littérature et journalisme (Alexievitch a longtemps gagné sa vie comme journaliste) et, avec le temps, noue intimement littérature et histoire.

Le prix Nobel n’a pas seulement apporté la renommée à l’auteure. Il l’a aussi protégée des menaces qui pèsent sur elle dans la Biélorussie de Loukachenko, qu’elle critique ouvertement et même dans la Russie de Poutine qu’elle condamne en particulier pour sa politique envers l’Ukraine. Svetlana Alexievitch est biélorusse, de mère ukrainienne et de famille russophone. Ses reportages l’ont conduite à enquêter sur les guerres, sur la fin de l’URSS et sur la catastrophe de Tchernobyl, qui sont aussi les sujets de ses livres. Mais alors que ses articles exposent une situation et un point de vue, ses œuvres déplacent la perspective en suspendant l’explication et le jugement, laissés à l’appréciation du lecteur. Entièrement constitués de paroles rapportées, ses récits semblent faire disparaître la fonction d’auteur. On a parfois mis en question (au moment du Nobel notamment) la dimension littéraire de son œuvre. C’est d’ailleurs un des enjeux du procès qui lui est intenté en 1992 pour les Cercueils de zinc. Il serait plus juste pourtant de dire que celle-ci témoigne de la force littéraire de la collecte des voix mineures ou tues, et de celle du montage. Car l’auteure n’est pas absente, loin de là. Elle reçoit la confiance de quantité d’anonymes auxquels elle donne nom et voix. Elle voyage sans se lasser pour poser son magnétophone là où il faut, rassemblant entre 300 et 500 témoignages pour chaque livre et n’en conservant que quelques dizaines. Enfin elle compose ses textes avec art pour que les paroles rapportées dialoguent, résonnent, s’amplifient de leurs résonances, se répondent.

Svetlana Alexievitch Les cercueils de zinc

Soldats soviétiques en Afghanistan (1986)

À l’inverse, certains chercheurs ont critiqué le parti-pris littéraire d’une œuvre qui en transcrivant, choisissant, opérant un montage des propos recueillis manipulerait le témoignage, réduirait sa valeur historique. Ainsi, dans un article publié en 2009 dans la revue Tumultes [1] la journaliste Galia Ackerman et l’universitaire Frédérick Lemarchand posent la question de l’éthique du « genre documentaire », dont la déontologie ne serait pas établie contrairement à celle du travail de l’historien. Pour mettre en cause la valeur testimoniale de l’œuvre d’Alexievitch, les critiques se reposent sur la réécriture de La guerre n’a pas un visage de femme pour sa réédition en Allemagne et sa première édition française en 2004 (la première version du texte est de 1983). Ils constatent que d’une version à l’autre, les contextualisations diffèrent et les récits rapportés augmentent ou se réduisent, selon les cas, ce qui leur permet de prouver l’interventionnisme d’Alexievitch sur les témoignages. Mais ce qu’ils lui reprochent encore davantage, c’est de ne pas tenir compte des évolutions de l’historiographie sur ses sujets lors de la composition de ses livres et de leur reprise. Ils l’accusent de perpétuer et de réifier une vision soviétique de la « Grande Guerre patriotique » contre Hitler (dans La guerre n’a pas un visage de femme) et de ne pas proposer aux lecteurs de vision alternative. Pourtant, que l’idéologie et les croyances des acteurs restent plus ou moins les mêmes, quarante ans après les faits, est dans ce cas particulièrement intéressant.

Cette question de la vision est centrale car elle accompagne la collecte du matériau. Elle permet peut-être de concilier la lecture littéraire et la lecture historienne de l’œuvre. Ce qu’Alexievitch prétend faire n’est en rien de la littérature de témoignage (qui implique qu’on ait soi-même assisté aux événements que l’on rapporte) ni de l’histoire (au sens de la narration historique). Elle propose de donner à lire une histoire souterraine qui n’est pas seulement celle des sans-voix ou des figures minorées par l’histoire officielle — en quoi son projet ne diffèrerait guère de celui des micro-historiens ou des contre-historiens — mais celle des sentiments dans l’histoire. Ce sont les émotions, les douleurs, les larmes versées, les expressions physiques du manque qui l’intéressent pour constituer une grande archive sentimentale des catastrophes et des guerres. Qu’elle privilégie souvent les voix de femmes pour le faire entendre peut lui être reproché, au nom du refus de tout essentialisme qui lierait les femmes au sentiment ; il n’empêche que le chœur des mères pleurant un fils mort à la guerre en Afghanistan est poignant et évoque de façon puissante la « voix endeuillée » que Nicole Loraux repère dans le monde de la tragédie grecque, celle des femmes, des mères précisément, qui pleurent les morts que la Cité veut oublier et clivent ainsi la société en opposant d’autres valeurs à celles de la politique.

Dénoncer l’absurdité des guerres est un lieu commun de la littérature mais la forme de l’oratorio adoptée par Alexievitch est particulièrement propice à rendre compte de sa dimension tragique. Les soldats qui reviennent amputés de leurs membres et de leur sommeil, les femmes engagées « volontaires » qui ont vu tant de corps déchiquetés et souffrants, les mères auxquelles on rapporte leur fils dans un cercueil de zinc si bien scellé et si opaque qu’elles peinent à croire que leur enfant est dedans, toutes et tous font entendre un chant d’incompréhension et de malheur. Le mensonge est en amont dans une parole politique qui exalte la mission internationaliste des soldats, et en aval dans l’oubli dans lequel on cherche à enfouir la triste vérité de cette guerre qui s’éternise. Beaucoup de témoins insistent sur les exactions commises, sur les morts des deux côtés, sur le sentiment qu’ils ont très vite qu’il ne s’agit pas d’une guerre juste comme ils l’ont cru au départ. Souvent au cours de l’entretien leur parole, articulée au commencement, se distend et se brise sous l’effet traumatique du souvenir. Beaucoup sont convaincus de l’inanité de leur témoignage : « Mais à qui est-ce que je crie tous cela ?… Qui va m’entendre », demande l’une d’entre elles. Écho au vers de la première élégie de Rilke, devenu depuis une sorte d’hymne du témoin : « Qui, si je criais… m’entendrait ? »

Svetlana Alexievitch Les cercueils de zinc

Soldats soviétiques en Afghanistan (début des années 1980)

Ces voix singulières ne disent certainement pas toute la vérité de l’histoire mais la façon dont Svetlana Alexievitch les orchestre sous le signe de la répétition-variation produit des effets puissants de compréhension empathique. Elle donne aussi à lire le passage du temps. Qu’Alexievitch éprouve le besoin de reprendre ses livres lors de rééditions ou de traductions nouvelles est ainsi moins le signe d’une volonté de correction ou de rectification révisionniste que le fruit d’une conscience aiguë de l’œuvre du temps sur la parole. Déjà, dans l’édition de 2002 des Cercueils de zinc, elle avait inclus des documents et certains échanges ayant eu lieu au cours du procès intenté à l’auteure par plusieurs témoins de son livre lui reprochant la falsification de leurs propos. Les leçons de ces ajouts touchent au moins à deux plans. Le premier est celui précisément de l’évolution des discours et des croyances avec le temps. La parole du témoin se modifie avec les circonstances, c’est une généralité du témoignage. Une mère, pour survivre à la mort de son fils s’engage dans une association de vétérans qui ont besoin de construire un discours héroïque et patriotique pour redonner un sens à leur existence ; elle ne se reconnaît plus dans sa dénonciation douloureuse exprimée à Svetlana Alexievitch juste après les faits. Elle veut qu’on ait de son fils une image forte et non celle d’un être abîmé par la guerre. Un soldat veut retrouver une dignité sociale après son retour et ne se sent plus le droit de détester cette guerre. Aucun des deux ne peut reconnaître sa parole. Ils accusent donc Alexievitch de l’avoir falsifiée.

C’est là qu’intervient le deuxième plan réflexif de la reprise, qui touche à la définition de la littérature documentaire. L’un des grands enjeux de ces procès tient à la liaison du mensonge historique et d’une littérature qui n’en est pas une. « C’est mal écrit, dans un style banal, primaire. Qui écrit des livres comme ça ? » demande une des plaignantes. Ce n’est plus l’histoire contre la littérature ou la littérature contre l’histoire mais l’accusation d’une double manipulation, de la littérature et de l’histoire. Pendant tout le temps du procès, Svetlana Alexievitch réclame une expertise littéraire indépendante de son travail qui puisse proposer une définition compréhensible et acceptable du genre de la « littérature documentaire ». Cette expertise finit par arriver en 1994 (elle est publiée dans ce volume) et différencie clairement le genre documentaire des écrits historiques et des écrits journalistiques tout en affirmant l’importance de l’art pour organiser les faits et donner de la généralité aux paroles (ce n’est pas seulement cette guerre que Svetlana Alexievitch dénonce, mais la guerre). L’écrivain ne se borne pas « au rôle de documentaliste passif » et a donc le droit, dans sa transcription et sa réorganisation, de faire des choix et d’opérer des transformations. La notice reconnaît aussi la possibilité pour les témoins de ne pas reconnaître et d’apprécier différemment, à quelque temps d’écart, leurs propres paroles. Mais en rapprochant sa présence, à mesure qu’elle reprend ou qu’elle révise son œuvre, en mêlant sa voix à celles qu’elle a écoutées, peut-être qu’elle veut marquer cette conscience des écarts, du travail déformant opéré par le temps : c’est parce que la parole s’use qu’il faut, pour la maintenir vive, en inventer d’autres usages. En restant au plus près de la parole, le récit documentaire en maintient le caractère situé et volatil. C’est pourquoi il faut en prendre soin.


  1. « Du bon et du mauvais usage du témoignage dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch », Tumultes, 2009/1 (n° 32-33), p. 29-55.

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