Tragédie hongroise

Le passé ne passe pas. On le savait de Vichy et de la collaboration, on le sait aussi des « terres de sang » aux confins de la Russie et de l’Ukraine, on le ressent en Pologne et en Europe centrale. En Hongrie, par exemple. Le récit de Sacha Batthyany a paru il y a quelques mois ; son pays d’origine n’en finit cependant pas de réviser l’Histoire. Raison de plus pour lire Mais en quoi suis-je donc concerné ?


Sacha Batthyany, Mais en quoi suis-je donc concerné ? Un crime en mars 1945. L’histoire d’une grande famille hongroise. Trad. de l’allemand par Niels Christopher. Gallimard, 302 p., 22 €


Sacha Batthyany, Mais en quoi suis-je donc concerné ? Un crime en mars 1945

Le château de Rechnitz, vers 1860

Tout commence par un article qu’un collègue tend à Sacha Batthyany à la rédaction de la Neue Zürcher Zeitung. Le titre est, à lui seul, édifiant : « La châtelaine de l’enfer ». Cette châtelaine, Margit Batthyany, a participé au massacre de 180 Juifs dans la cour de son château à Rechnitz, dans le Burgenland, alors situé en Hongrie. Tante Margit, comme l’appelle Sacha, l’auteur-narrateur, est une Batthyany par alliance. Elle n’appartient pas vraiment à cette grande famille de l’aristocratie hongroise, mais à celle des Thyssen-Bornemisza. On l’imagine dans Les damnés de Visconti ; et dans son excellent Ordre du jour, Éric Vuillard évoque brièvement cette dynastie industrielle clairement engagée du côté des nazis. Tante Margit est richissime, toujours d’une rare élégance, cynique et méprisante. Elle aime faire la fête et ne se gêne pas en ces jours de débâcle – on est en mars 1945 et les troupes soviétiques avancent vers l’ouest – pour boire et danser toute la nuit. Et donc assiste sans broncher au massacre que perpètrent les nazis dans son château.

Ce crime ignoré en cache un autre, plus modeste, plus discret, mais il éveille la curiosité, et bien plus, du jeune journaliste et membre de cette famille noble. Sacha apprend en effet que sa grand-mère, Maritta, a été témoin de l’assassinat des Mandl, un couple d’épiciers juifs de son village de Sarosd, au cœur de la Hongrie. Ils venaient demander son aide, après que leurs deux enfants, Agnès et Sandor, eurent été pris dans une rafle, au moment où se préparait la déportation massive des Juifs hongrois, au printemps et à l’été 1944. Les Mandl avaient été tués d’une balle dans le dos mais on avait laissé croire à un suicide et cette version apprise après la guerre par Agnès l’avait sauvée d’un désespoir plus profond.

Sacha Batthyany, Mais en quoi suis-je donc concerné ? Un crime en mars 1945

Le long sous-titre du récit donne des clés précieuses : le crime de mars intéresse le narrateur, jeune journaliste voué à des faits de société d’un intérêt discutable bien que réel. Il l’intéresse en tant que mystère mal éclairci ; il l’intéresse à titre personnel puisque cette tante Margit chez qui il se rendait rituellement trois fois par an avait hébergé ses parents après 1956 dans sa villa de Lugano. Elle y menait grand train en compagnie d’Ivan, son époux, un Batthyany. La grande famille hongroise n’a jamais été du bon côté, à supposer qu’il y en ait eu un. Le grand-père de Sacha, Ferenc (ou Feri), s’est trouvé soldat dans l’armée hongroise alliée des Allemands et, même s’il n’avait rien d’un ardent guerrier, il a été fait prisonnier par les Soviétiques et envoyé pendant dix ans au Goulag. Maritt, son épouse, a vu les biens familiaux confisqués lorsque le système communiste s’est mis en place en Hongrie. En tant qu’aristocrate, elle n’était qu’une ennemie de classe. En somme, entre le marteau nazi et l’enclume stalinienne, cette famille avait peu de chances de s’en sortir et c’est peut-être pour cela que la réponse du père de Sacha à son fils lorsqu’ils voyagent tous deux en Sibérie sur les traces du grand-père peut faire sens : « Vous ne pouvez pas comprendre ». Il est difficile de comprendre comment on peut échapper à la tourmente, préserver son existence, faire les bons choix, ou les moins mauvais, quand tout se déchaine autour de vous.

Sacha veut pourtant comprendre. Il voyage donc dans la Kolyma avec son père qui est retourné à Budapest lorsqu’est tombé le mur de Berlin. Il lit les journaux tenus par Maritt, textes manuscrits, écrits et réécrits, dans lesquels la vieille dame tente de comprendre ce qui s’est exactement passé. Il lit aussi les écrits d’Agnès, l’enfant juive rescapée d’Auschwitz, partie vivre à Buenos Aires avec son époux, lui aussi rescapé des camps. Il ne peut questionner Margit (et lui aurait-elle répondu ?) mais s’efforce de reconstituer des faits que la justice a préféré oublier, laissant fuir les assassins. Et Sacha, chaque semaine, consulte le docteur Strassberg, psychanalyste dont il est une sorte de double, puisque ce thérapeute est le fils d’une survivante de la Shoah et qu’il peut l’éclairer, voire le guider, sur le chemin difficile qu’il arpente. Il n’est pas facile de rompre le lourd silence des pères, pas facile d’être du côté des bourreaux. Un grand vide le fait flotter, lui comme tous les petits-fils : « Ils ont hérité des émotions que leurs parents n’ont pas su exprimer, mais ils tentent de se libérer des entraves du passé. »

Bien que ce récit soit très différent des Disparus, on trouvera quelques ressemblances avec le livre de Mendelsohn. Il s’agit d’une enquête dans les deux cas, et dans des pays ou des régions qui ont subi toutes les offenses ; de lieux de conflits violents dans lesquels le Juif incarnait tantôt la richesse, tantôt le bolchevisme honni. Encore aujourd’hui, les courants nationalistes, antisémites et xénophobes jouent sur ces ressorts. Longtemps féodale, la Hongrie a subi la dictature de Horthy (qui se serait néanmoins opposé à la déportation des Juifs de son pays, sans succès, face à Eichmann) puis l’occupation soviétique et ses excès et ses crimes, avant une libéralisation sous Kadar qui en faisait la vitrine du bloc soviétique, un peu plus garnie que celles de Prague ou de Varsovie.

Sacha Batthyany, Mais en quoi suis-je donc concerné ? Un crime en mars 1945

Mais la tragédie hongroise tient d’abord et surtout à ce qui s’est passé lors du traité de Versailles : des terres magayarophones ont été données aux Slovaques, aux Roumains, aux Serbes, et la Grande Hongrie est devenue un rêve et une revendication acharnée, voire haineuse. À la seule évocation de ce passé, Sacha et son père en viennent aux mains, lors du périple en Sibérie. On comprend qu’un voyage à Buenos Aires, pour retrouver Agnès, la survivante, le double modeste de Maritta, est la seule solution pour s’affranchir de ce passé. On n’en dira pas plus sur la rencontre. C’est grâce à Mirta Kupferminc, fille d’Agnès, plasticienne comme Sacha est écrivain, qu’un début de réponse devient possible.

Sacha Batthyany est journaliste, et le présent de la Suisse, de Zurich en particulier, fait contrepoint au passé. Paisible pays ? Terre sans mémoire ? Oui, mais pas seulement. L’histoire de Linda, jeune Hongroise avec qui il fait le voyage jusqu’à Budapest, en dit long sur notre Europe, sur son hypocrisie, sur sa façon d’exploiter les plus pauvres. Cet art du journaliste d’investigation donne sa forme alerte au récit. On y trouve un beau dialogue imaginaire entre un ancien nazi et un geôlier du Goulag, des fiches biographiques, des extraits de journaux. On entend aussi le dialogue entre l’analyste et son patient, on mesure le chemin qu’ils parcourent ensemble. Les parallèles, les oppositions, mettent en relief la complexité de l’Histoire. Il n’y a pas d’innocents mais des victimes qui sont aussi des coupables.

À un moment de son voyage, Sacha note une question dans un carnet : « aurais-je sauvé des Juifs ? » Et il répond non.

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