Dynastie dispersée

Un paysage de montagne, un sentier parmi les arbres et les genêts, un inconnu vêtu d’une peau de mouton et chaussé de bottes de cavalier. On est au milieu du XIXe siècle, au Liban, et l’homme qui s’avance s’appelle Khanjar Jbeili. Il est « l’empereur à pied », personnage légendaire et fondateur d’une dynastie dont on nous conte l’histoire, jusqu’à nos jours. C’est un héros imaginé par Charif Majdalani, dans la lignée de Chakib Khattar, chef de clan du Dernier seigneur de Marsad ou de Skandar Hayek, dans Villa des femmes.


Charif Majdalani, L’empereur à pied. Seuil, 398 p., 20 €


Si l’on fait référence aux précédentes figures créées par le romancier libanais, il faut toutefois préciser d’emblée les différences entre ce roman et les deux précédents. Leur cadre était, de façon presque exclusive, le Liban à partir des années cinquante. Des incursions dans l’espace du Moyen-Orient étaient possibles, mais le centre était un quartier ou une maison et leurs habitants. Or ici, une règle établie par Khanjar change tout : parmi ses descendants, un seul par génération sera autorisé à se marier et à avoir des enfants. Ses frères ou sœurs l’assisteront dans la gestion des biens. Cette règle presque sacrée sera observée très longtemps et enverra les Jbeili à travers le monde. À chaque génération, l’un d’entre eux part très loin : Zeid dans le Mexique du début du XXe siècle, Chehab, son cousin, jusqu’en Chine, pendant la guerre civile russe, Naufal dans l’Europe de l’après-guerre, du Paris de la Libération à la Grèce des maquis communistes, vers 1948. Ces périples, ces aventures lointaines, racontent l’histoire d’un peuple de voyageurs, d’errants ou de fugitifs. Le Liban, comme bien des pays des bords de la Méditerranée, est une terre d’explorateurs, d’aventuriers et de fondateurs

L’autre grande différence entre le cycle qui s’est achevé avec Villa des femmes et ce roman tient au narrateur. Il était unique dans les précédents romans, et sa fonction de confident du maitre, dans le dernier roman du cycle, permettait de saisir l’espace, le temps et les êtres d’un seul tenant. Ici, la narration est « éparpillée ». Est-ce un lézard, un épervier ou l’âme des Ménades qui raconte la légende du fondateur de la dynastie Jbeili ? ou bien un chat ? une mouette ? Le romancier joue des perspectives, des angles qu’un tel regard propose. Avant que la narration, le conte devrait-on dire, soit partagée entre Chehab en 1934 et Raëd de nos jours. On passe de l’un à l’autre à travers une ellipse temporelle, on glisse dans le temps, sans changer d’espace. C’est en effet installé à une terrasse dans la demeure des Jbeili, dans l’arrière-pays, que le narrateur écoute le récit de Chehab. Puis le fils de ce narrateur invisible écoute Raëd. Les héritiers Jbeili s’appuient aussi sur les propos d’autres témoins, comme Catherine Rassam, mère de Raëd, de Lotfi, chauffeur du puissant Fayez, soudain ébranlé par la maladie, ou sur les lettres de Zeid, relues et triées par son cousin Chehab.

Ces multiples points de vue ne prêtent jamais à confusion. Au contraire, ils mettent en lumière les événements, donnent l’image première, puis corrigée, montrent ce que l’Histoire a retenu, ce que les contemporains ont cru, pour révéler ce qu’il en était réellement. L’écriture ample, les périodes classiques qu’emploie le romancier, contribuent à ce jeu de dévoilement, de suspens. On croit ainsi savoir ce qu’il en était, par exemple, de la relation glaciale entre Zeid et son épouse Patricia et surtout comprendre la mort de Mattéo, frère ombrageux de Patricia et témoin de leur première rencontre clandestine. Le temps, les récits, rétablissent une possible vérité. Cet art de raconter, de créer la légende, est une constante de ce roman foisonnant, qui rappelle Dumas par bien des aspects.

Charif Majdalani, L’empereur à pied

Charif Majdalani © Hermance Triay

Mais pas seulement. On sent ce que Charif Majdalani doit à Conrad ; il raconte le voyage de Chehab, de Beyrouth à la Chine, à la recherche de l’ataman Pémerguine, chef de guerre pourchassé par les troupes de l’Armée rouge, traqué par un général chinois à la solde de la Tchéka. La traversée de l’Iran, du Kazakhstan, fait rêver. Les pages consacrées aux massacres commis par les Cosaques ou des bandes de pillards font de Chehab un contemporain de Marlow, poursuivant Kurtz dans Au cœur des ténèbres. Charif Majdalani aime la littérature épique. Si, dans Villa des femmes, le retour de Hareth vers Beyrouth rappelait celui d’Ulysse dans sa patrie, les départs des Jbeili qui n’ont pas le droit de se marier sont autant d’aventures possibles. Énée ? Abraham ? Nos héros européens de romans picaresques ? On choisira.

Ces personnages ont des points communs : ils ont passé leur enfance à lire : « sous des dehors remuants et aventuriers, [ils] étaient des rêveurs et des contemplatifs ». Beaucoup aiment les femmes, la séduction, la conquête, voire le risque. Naufal est l’amant d’une riche Italienne mariée à un diplomate et cache à peine cet amour. Il a quitté le Liban et sa demi-sœur Chadia pour éviter le scandale d’un inceste. Il meurt… d’amour, dans le maquis grec. On pourrait en dire presque autant de ses oncles, dont la beauté fait tourner les têtes, à Beyrouth et ailleurs.

La mort frappe souvent, accidentelle, liée à la vitesse, ou violente comme une fatalité, liée à la guerre aussi. À partir de 1974, le pays en connaitra plusieurs. Ce qui, paradoxalement, n’exclut pas l’enrichissement de certains, les vertiges de la spéculation immobilière, dans la capitale, sur la côte, et dans la montagne que l’empereur à pied voulait préserver comme un sanctuaire. On lira avec beaucoup d’intérêt, comme on lit du Balzac, les pages sur la rivalité entre Ghazi, l’ainé mafieux, intrigant, désireux de faire de l’argent vite et avec n’importe quoi, et Raed, son frère, d’abord proche de la gauche et des Palestiniens, devenu gardien de la maison Jbeili, de ses biens, de ses valeurs matérielles comme morales.

L’empereur à pied est un roman généreux, dont les nombreuses péripéties nous entrainent, nous surprennent, nous émeuvent. C’est aussi et surtout le roman écrit par un amoureux de la langue française, de sa poésie qu’il cite, évoquant ici des « fleuves impassibles » non loin du Caucase ou des tentes, « au milieu de monts arides que les soleils matinaux teignaient de pourpre et d’argent et que les soleils matinaux teignaient de pourpre et d’argent ». On pourrait y voir une parodie, on comprendra l’hommage. Majdalani, comme Patrick Deville qu’il cite dans un exergue, voyage avec des passagers clandestins (ou pas) qu’ils nomment ou citent : Alexis Léger rencontre Chehab, Cendrars et son Sutter, héros de L’or sert de modèle à l’arrivée de Khanjar dans son nouveau fief, dans la montagne. Ce sont là des signes, des gestes d’amour : les livres sont nos messagers à travers le temps et l’espace, sans frontières.

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