Autoportraits

« Une fête est-elle meilleure parce qu’elle est plus longue ? Ma vie est une fête, une fête courte et intense », note Paula Modersohn-Becker (1876-1907), à qui Marie Darrieussecq consacre un essai biographique : Être ici est une splendeur.


Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur : Vie de Paula M. Becker, P.O.L, 152 p., 15 €


Douce, résolue, obstinée à peindre, avec fermeté, moderne avant l’heure, Paula Modersohn-Becker meurt à trente et un ans, en 1907, à Worpswede, en Basse-Saxe, une région de tourbes, de marais, dix-huit jours après avoir mis au monde sa fille Mathilde.

« Ouverte à tout comme au jour qui commence », amie de Clara Westhoff et de Rainer Maria Rilke, qui la présente à Rodin ; vibrante du besoin d’apprendre, soucieuse de montrer sa vérité, comme la vraie nature des autres ; partant, de se mêler à la culture de son temps, admirant Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Picasso, le cubisme, Maurice Denis, et l’art funéraire égyptien, et « la grande étrangeté des choses ».

Elle s’installe à Paris en février 1903, 29 rue Cassette. Elle visite le Louvre. Elle contemple Mantegna, Goya et « le gris subtil d’une robe de soie, le rose-rouge d’un visage… », Véronèse, Chardin. Ou des « Rembrandt jaunes de vieux vernis ». Certes, elle « est frappée, aussi, par les portraits du Fayoum, ces sarcophages de l’Égypte romaine, visages aux regards sombres et directs, aux traits contemporains, et l’application très fluide de leurs couleurs ». Paula Modersohn-Becker exerce son regard limpide, perplexe.

Patiemment, elle s’attache à façonner une palette dense, et mate, et simplifiée, de l’apparat inutile au trait qui saisit. Rayonnante jeune femme, festive, pour qui même les grands oiseaux du Jardin d’Acclimatation, les bouquets de violettes envoyés à sa mère, ou l’orange offerte à une petite fille pour ses cinq ans participent de « l’intimité [qui] est l’âme du grand art ».

Comme elle s’ingénie à représenter le corps féminin nu, parfois étendu sur l’herbe, ou la maternité dans ce qu’elle a de surprenant. « Je veux apprendre à exprimer la délicate vibration des choses, le frémissement en soi », écrit-elle dans son journal.

Marie Darrieussecq lui consacre une biographie sensible, Être ici est une splendeur : Vie de Paula M. Becker. Une existence romanesque à laquelle elle rend son présent, un présent qu’elle a placé sous l’égide temporelle d’un vers de Rilke, repris de la septième des Élégies de Duino.

Être ici, maintenant, une fois pour toute éternité, comme pour énoncer l’étonnement manifeste à regarder une femme peindre, ou se dessiner nue, voire s’approprier, lentement, progressivement, les instruments mêmes de son affranchissement, de son destin.

« Paula est peintre et elle voit que le modèle (la modèle) s’est endormie allongée le bébé face à elle. Elle fait plusieurs dessins au crayon, et peint deux toiles. Les seins ont de larges aréoles, le pubis est noir et fourni, le ventre est rond, les cuisses et les épaules solides. Dans les dessins, la mère et l’enfant se câlinent du bout du nez ; dans les toiles ils sont alanguis et symétriques, tous deux en position fœtale, la grande femme et le petit enfant. Ni mièvrerie, ni sainteté, ni érotisme : une autre volupté. Immense. Une autre force. »

On a vécu ainsi, cheminant à grands pas, bondissant, accroupis dans l’herbe fraîche, les yeux écarquillés, existant pour entrevoir au mieux le ciel limpide, ou l’arête obscure des cimes. Le matin des prairies nous était offert, « le simple, tout ce qui, modelé d´âge en âge, / vit comme nôtre, à portée de la main »1.


Exposition Paula Modersohn-Becker

Cent vingt-quatre peintures et dessins de Paula Modersohn-Becker sont exposés pour la première fois en France, au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris.


Paula Modersohn-Becker, L’Intensité d’un regard, Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, du 8 avril au 21 août 2016.


Paula Modersohn-Becker, Enfant nu, genous repliés.

Paula Modersohn-Becker, Enfant nu, genous repliés.

C’est à l’obstination des commissaires d’exposition Julia Garimorth, Fabrice Hergott et l’écrivaine Marie Darrieussecq que l’on doit cette rétrospective consacrée à la peintre allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907), précurseur du mouvement expressionniste. Ignorée dans sa courte vie, elle n’a exposé que cinq fois et a vendu trois toiles. Elle est certes bien plus connue Outre-Rhin, où furent publiés son Journal et sa Correspondance.

Œuvre brève, intense, pratiquant de manière inédite la liberté de peindre, comme de se peindre nue, d’être pleinement au travail : regard attentif, concentré, s’exerçant à saisir le réel le plus simple, le plus immédiat.
Ce seront autant de portraits, – d’autoportraits prémonitoires parfois, de visages d’enfants aux yeux mélancoliques, de corps allongés, ou de mères allaitants, de paysages marécageux, d’arbres, ou encore des natures mortes, tels stillleben de scènes de vie traversées de lumière ténue, où la jeune-femme expérimente à sa façon matières, couleurs, motifs, et objets de peu qui forment son quotidien.

Il faut par exemple s’arrêter devant Elisabeth Modersohn, cette Petite fille nue assise, jambes repliées, peinte vers 1904, (Détrempe sur toile, de 68 x 57 cm) ; se pencher sur les vitrines qui rassemblent quelques photos, quelques cartes postales, quelques lettres écrites ou envoyées, puis lentement accueillir ces personnages peints avec fougue, le partage profus d’un cœur, et de la vivacité d’esprit.


  1.  Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino, traduction de Philippe Jaccottet, La Dogana, 2010, p. 83.

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