La folie contagieuse de Flann O’Brien

Voici de quoi entrer dans le monde de Flann O’Brien (1911-1966). De quoi aussi y demeurer longtemps avec ce gros volume où Les Belles Lettres ont rassemblé l’essentiel d’une production dont la foisonnante diversité est époustouflante. Avec Joyce et Beckett, O’Brien est un des trois Grands d’Irlande, de ceux qui ont secoué la langue, chacun à sa manière, pour réveiller tous les mots assoupis dans la routine des pages et des genres.


Flann O’Brien, Romans et chroniques dublinoises1. Préface de Patrick Reumaux, traduit de l’anglais (Irlande), Paris, Les Belles Lettres, 822 p., 35 €


Dire qu’il s’agit d’une œuvre déroutante est bien en-deçà de la réalité. Comme son compatriote James Clarence Mangan avant lui, Brian Nolan (c’est son vrai nom) écrit sous des identités différentes et pittoresques. Les principales sont Flann O’Brien donc, choisie pour son premier roman At Swim-Two-Birds (1939) ainsi que pour ses autre romans ; Myles na Gopaleen (« Myles des Poneys ») choisie cette fois-ci pour la chronique intitulée « Cruiskeen Lawn » (« La petite cruche pleine ») publiée pendant vingt-cinq ans dans l’Irish Times. On peut y ajouter « George Knowall », « Frère Barnabas », « John James Doe », sans compter les signatures fantaisistes des prétendues lettres de lecteurs adressées à l’Irish Times par l’infatigable polygraphe lui-même : « Chrétien fervent », « Veilleur », « Devinez-qui », « Père de huit enfants »…

At Swim-Two-Birds, titre étrange, est en réalité la traduction du nom d’une localité irlandaise où s’arrête un moment Sweeney, le roi errant de la légende médiévale, qui a perdu l’esprit et vit dans les arbres. Image pertinente d’une intrigue à tiroirs où les personnages se rebellent contre leur auteur (pour cause de mauvais traitement) et où, dans la vie d’un étudiant dublinois, font irruption les personnages de la mythologie celtique comme le célèbre Finn MacCool. Ce ne sont là que quelques-unes des surprises d’un texte que Joyce tenait en haute estime (et ça se comprend, Ulysse n’est pas loin …)

Le Troisième Policier fut refusé en 1940, et ne sera publié qu’après la mort de l’auteur. Vingt ans d’amertume et de silence romanesque, jusqu’à La Chienlit en 1961. Dans Le Troisième Policier Flann O’Brien va encore plus loin que dans At Swim-Two-Birds (et même que Joyce dans Finnegans Wake) : le narrateur est mort, il a assassiné le riche Mathers pour s’emparer de sa fortune, afin d’acheter les œuvres complètes d’un philosophe nommé De Selby. S’enclenche un double récit : celui de la vie du narrateur et l’exposé de la pensée de De Selby. Tout gravite autour d’un commissariat où les policiers semblent venir d’un autre monde, et où il est beaucoup question de la migration des atomes entre cyclistes et bicyclettes. C’est plus sérieux qu’il n’y paraît, le texte revenant à son point de départ pour boucler un cycle, avant d’en entamer un second, identique (tiens, comme Finnegans Wake) : évocation d’un monde de cauchemar, Crime et châtiment à l’irlandaise, Le Troisième Policier fait résonner la note grave de l’angoisse existentielle et du désarroi métaphysique.

Rien d’aussi complexe avec La Chienlit (sous-titre Une exégèse de la crasse), mais quand même un drôle de roman familial à la tonalité sombre où les personnages parlent pour ne rien dire dans un univers qui, lui aussi, semble privé de signification. Le Pleure-Misère est la parodie en gaélique de The Islandman (1937), autobiographie (d’abord publiée en gaélique en 1929) écrite par Thomas O’Crohan. Flann O’Brien y déforme et exagère tous les traits spécifiques de la vie insulaire (misère, saleté, cohabitation des animaux et des humains) en reprenant, comme un refrain, la formule célèbre de O’Crohan : « …et je crois que jamais on n’en reverra de pareil. » Exemple : la mère du narrateur est réprimandée par son père parce qu’elle nettoie la maison, « une maison malsaine aux murs grossiers et délabrés ». Comprenant le bien-fondé de ses reproches elle va chercher un seau d’ordures sur le bord de la route pour le déverser devant la cheminée, et voilà « le rude gamin élevé dans la vieille tradition gaélique ».

O’Brien se moque donc des autochtones, mais aussi des citadins « gaélisants » qui, avides de savoirs anciens, confondent le vieux langage avec les grognements des cochons ! On s’amuse beaucoup, comme dans L’Archiviste de Dublin qui fait coexister De Selby et un certain Joyce, objet de moquerie et d’admiration… Le héros, Mick, à cheval entre le réel et l’imaginaire est un homme ordinaire animé par des rêves de grandeur. Tirant à hue et à dia, cocasse et bouffon, L’Archiviste de Dublin est la plus déconcertante, et sans doute la moins convaincante des fictions rassemblées ici : Flann O’Brien lui-même avait prévenu, ce n’est pas un roman mais « une étude sur le mode de la dérision traitant différents écrivains… comme des rats en cage. »

The Best of Myles reprend les chroniques parues pendant la Seconde Guerre mondiale, classées sous les rubriques de la publication originale (« le Frangin », « Le Bon peuple d’Irlande », « Le Bureau des Recherches » etc.) Extravagantes, multipliant les persona et les points de vue, elles emportent le lecteur dans un tourbillon d’images et d’idées où se mêlent les références mythologiques, les allusions à la vie quotidienne irlandaise, les personnages bien réels et ceux sortis tout droit d’un imaginaire débridé. Elles s’adressent « aux couillons à face de lune qui lisent Proust », comme « aux malades de flémingite aiguë » ou à aux inventeurs du « vademecum valétudinaire… qui permet de prendre sa température deux cents fois par jour », c’est-à dire à tout le monde. Il est difficile de suivre Myles, il court trop vite et jamais en ligne droite… Pour encadrer ce festival, une préface virevoltante et une adaptation française (toutes deux signées Patrick Reumaux) des Numéros de haute voltige (Le Frangin) choisis par Eamon Morrissey.

Incroyable Flann O’Brien, affirmant tout et son contraire, passionnant, génial manipulateur de la langue, en un mot insaisissable, comme l’Irlande… comme la vie ? Enfin, un écrivain qui préconise l’ouverture des pubs la nuit pour que les hommes assoiffés – il y en a – puissent aller en pyjama à deux heures du matin boire une pinte sous la pluie battante (madame dans sa cuisine est durant ce temps secouée de « sanglots hystériques »), ne mérite-t-il pas qu’on s’intéresse vraiment à lui ? Cette folie contagieuse est le meilleur remède que je connaisse contre la morosité des temps.


  1. Swim-Two-Birds (trad. par Patrick Hersant) ; Le Troisième Policier (trad. par Patrick Reumaux) ; La Chienlit (trad. par Patrick Reumaux) ; Le Pleure-Misère (trad. de l’irlandais par André Verrier et Alain Le Berre) ; L’Archiviste de Dublin (trad. par Patrick Reumaux) ; The Best of Myles (trad. par Rosine Inspektor et Patrick Reumaux) ; Le Frangin (Adaptation pour la scène française Patrick Reumaux),

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