Kâmasûtra, un art des plis

Ni inventaire, ni enseignement écrit, ces versets de mille cinq cents ans, rédigés dans une langue ancienne, le sanscrit, surgissent comme un cheval fou exactement, d’un « petit livre » divisé en sept parties. Dans cette traduction de Frédéric Boyer, on découvre l’étrange dilemme d’une culture savante et antique confrontée au plaisir sexuel, à sa recherche, et à sa signification. Que le Kâmasûtra ne soit pas ce que l’on se plaît à imaginer n’est pas pour surprendre.


Frédéric Boyer, Le Kâmasûtra – Exactement comme un cheval fou. Trad. du sanscrit, adaptation et présentation de Frédéric Boyer. Éditions POL, 384 p, 19 €.


« Se faire aimer sans s’attacher mais agir comme si on était très attachée. »

Une femme peut-elle ou non renouer avec un ancien amant ? Le plaisir s’enseigne-t-il ? Partant, y-a-t-il un manuel du savoir-vivre sexuel, amoureux, social ? Les pulsions, leur violence, le bouleversement induit par la passion trouvent-t-ils un écho dans le langage ? Vieilles et vénérables questions inscrites en nous et qui régissent inlassablement nos vies. Rédigé entre le IIIe et le IVe siècle de notre ère, le Kâmasûtra est d’abord un texte littéraire, une puissante élégie, une taxinomie de l’art de séduire, un dialogue philosophique, un savant mélange de recettes et de rituels érotiques. Présentant des opinions antinomiques, contradictoires, il n’articule pas de clivage dialectique entre théorie et pratique.

Antique traité des techniques de l’amour, destiné aux brahmanes lettrés, constitué de versets brefs, incisifs, rédigés comme des mantras mnémotechniques, le Kâmasûtra apparaît comme « Le Livre » théâtral, complexe, énigmatique de la comédie du sexe et de l’amour.  Paradoxal, il est et n’est pas ce qu’il prétend être. Il prescrit une limite. Entre connaissance et poésie, imaginaire et réalité, mémoire et oubli, arguments et concision, « l’étude du plaisir devient une nécessité mélancolique confrontée à la peur […] de ne pas y arriver comme à celle d’en être privé ». Quelle place accorder au plaisir dans nos vies ? Peut on parler de celui-ci, l’ordonner en nomenclatures énumérées pour rappeler la finalité de l’acte sexuel ? Qu’en est-il du renoncement auquel certains se vouent ?

Soit « le contempler quand il pense à autre chose ».

Suivre les préceptes du Kâmasûtra incite à chercher des significations, des principes, des règles spéculatives : par exemple sur la façon de se séparer d’un amant ruiné, sur le stratagème qui permet de s’introduire dans un harem ou d’user de magie quand il le faut. Les bracelets de coquillages s’avèrent utiles. Ou encore comment lui plaire : « en faisant l’amour jouer la surprise devant tout ce qu’il fait se comporter comme une élève à qui enseigner les soixante-quatre techniques de l’amour et lui montrer inlassablement qu’elle a bien appris ses leçons et seule avec lui suivre son comportement et lui raconter ses rêves lui cacher ses petits défauts secrets au lit ne jamais refuser ses avances répondre favorablement à ses attouchements intimes l’embrasser l’enlacer dans son sommeil ».

On y dépeint une comédie de mœurs dont les personnages se nomment l’avare, le cocu, le Don Juan, les jeunes filles, les ingénues, les femmes expertes, les rusées, les mères calculatrices, les prostituées. Le confident, le fou, le parasite sont pris à témoin. Les séquences bouddhistes d’une existence se déclinent en stances, avec la possibilité de l’illumination, – pendant cette période précoce restez célibataire – ; avec la jeunesse viennent « les plaisirs de l’amour » ; dans la vieillesse, enfin, demeurent les Principes et la délivrance.

Amants soyez inventifs !

Dès lors que « la parole amoureuse est un des premiers nœuds de la parole humaine » – tout arrive dans la passion –, « une femme qui a de l’expérience ne renoue pas sans s’efforcer de vérifier d’abord les profits la force du lien amoureux l’affection les perspectives favorables ». Frédéric Boyer s’est intéressé au questionnement de l’amour1, à ce qui permet de retenir, voire de subjuguer l’être aimé : il note « j’ai aimé en me souvenant de techniques troublantes à utiliser avec une rapidité extrême. Je me suis souvenu sans l’avoir très bien appris ni même entièrement expérimenté que les gens s’embrassaient sur le front, sur les cheveux, sur les yeux, les joues, les seins, les fesses, les lèvres et à l’intérieur de la bouche, le sexe, les mains, les pieds, aux pliures de chaque membre, bras, cuisses, poignets. »

Certes, « le désir fait naître et anéantit. » Subir l’épreuve de la passion,  c’est également réaliser qu’elle relève de soi, autant que de l’autre. Au cas par cas. À chacun son tourment. À chacun sa fantaisie. « Le secret du sexe c’est toujours moi. Moi et les autres » écrit Frédéric Boyer dans sa remarquable préface. Le Kâmasûtra, exactement comme un cheval fou est une limpide, festive, éblouissante invitation à lire. L’injonction (corrosive) nous est faite d’accueillir ce qui nous est commun, comme ce qui nous distingue. L’incitation à comprendre patiemment, même avec prudence, ce qui nous porte vers l’autre. « Pour être heureux léche[z] un mélange de poudre de lotus rose et de nymphéa bleu de gingembre de safran de miel et de beurre. »


  1.  Techniques de l’amour, POL, 2010, p.46.
Crédit pour la photo à la Une : © Jean-Luc Bertini

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