L’hypersensible contemporain

« Assistons-nous à un retour du sensible ? » se demande Évelyne Grossman. De nombreux travaux contemporains le prouvent. Jacques Rancière envisage le politique comme une « reconfiguration des données sensibles » (Le partage du sensible). Georges Didi-Huberman renouvelle l’histoire de l’art en l’ouvrant aux émotions des peuples : larmes, poussée de liberté, désir de soulèvement… Tous les domaines semblent touchés par le phénomène : la sociologie (Claudine Haroche, L’avenir du sensible), l’économie (Frédéric Lordon, La société des affects), la politique (« Indignez-vous ! »). Quant à la sollicitude (ou care), elle redonne quelque éclat à la vieille éthique.


Évelyne Grossman, Éloge de l’hypersensible. Minuit, coll. « Paradoxe », 224 p., 19 €.


Pour mener à bien cette réhabilitation de la sensibilité, Évelyne Grossman ancre son propos (au croisement de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse) dans les années 1960-1980 : elle étudie quatre œuvres – celles de Deleuze, de Barthes, de Duras et de Louise Bourgeois – qu’elle qualifie d’ « hypersensibles ». Selon elle, « l’hypersensibilité assumée devient une arme chez ces écrivains, artistes, créateurs : un outil d’exploration critique du monde. Par là même ils retrouvent la révolution radicale que Nietzsche imprime à la notion de sensibilité lorsqu’il postule que l’affectivité constitue la base de toute pensée. »

Tout part de la relecture deleuzienne de « la volonté de puissance » qui n’aurait rien à voir avec une quelconque volonté de domination. Elle serait, selon Gilles Deleuze, avant tout « une affaire de sentiment et de sensibilité », elle serait pathos. Pour Évelyne Grossman, il s’agit là du point crucial : « la sensibilité n’est plus à entendre comme faiblesse, passivité d’un sujet aisément heurté par l’hostilité ou la violence du monde extérieur. La sensibilité est la faculté de capter des forces, de s’en nourrir et d’accroître notre puissance d’agir. Ainsi conçue, dans ce renversement des idées reçues qu’elle suggère, la sensibilité est une puissance. » La sensibilité n’est plus seulement liée et limitée à la féminité. Adopter l’angle de l’hypersensibilité conduit à revisiter les territoires de l’hystérie selon la conception freudienne de l’hésitation entre masculin et féminin. L’hypersensible est toujours mal à l’aise avec « la stricte dualité de la division sexuelle. »

Les études d’Évelyne Grossman font ressurgir le corps (à différencier de la chair chez Merleau-Ponty), par exemple dans les toiles de Francis Bacon analysées par Deleuze dans Logique de la sensation. Les corps masculins peints par le maître anglais sont faits de contractions et de paralysies, d’hyperesthésies ou d’anesthésies. Ce sont des corps hystériques. Ces tableaux montrent des systèmes nerveux en action et ils agissent en retour sur le système nerveux du regardeur. S’affranchissant de la tutelle du sujet, le corps devient alors un champ d’expérience se distinguant à peine « des autres éléments organiques non humains qui constituent la vie. »

Au milieu des corps sans organe, des discorps, des plis et des flux, la présence de Roland Barthes, ce « sémiologue-artiste », est plutôt inattendue. De l’auteur de S / Z dont elle a suivi le Séminaire au Collège de France, Évelyne Grossman trace un portrait en maître des nuances, en lecteur-écrivain s’affranchissant très tôt, dès son Système de la mode, de la doxa structuraliste. Partant de l’analyse de Zambinella, personnage sexuellement ambigu de castrat dans la nouvelle de Balzac Sarrasine, son fil conducteur est une fine étude du neutre barthésien comme déviance opérant « en deçà ou au-delà de toute différence sexuée : mère et fils s’y unissent dans une figure indémêlable, moire subtile des corps hypersensibles. » La question du neutre se trouve alors profondément liée au maternel.

Évelyne Grossman, Eloge de l’hypersensible, Minuit

Louise Bourgeois, « Spiral Time », 2009

Chez Marguerite Duras, Évelyne Grossman aime les questions impossibles : par exemple, qu’est-ce qu’une douleur sans personne pour la ressentir ? ou bien, qu’est-ce qu’un affect sans sujet ? « On ressent dehors chez Duras. » Dans ses livres comme dans ses films, on assiste à une « véritable excorporation de l’affect », car son principe d’écriture prive ses « personnages » (non-personnages plutôt) de toute intériorité. L’auteure renoue là avec les analyses qu’elle avait proposées dans La Défiguration (Minuit, 2004), notamment la notion de désidentité. Elle s’appuie sur trois exemples : la mendiante folle de Calcutta, l’énigmatique vice-consul, et Lol V. Stein en proie à son « ravissement ». Elle insiste sur le paradoxe durassien « d’un monde tout à la fois gorgé d’affect » jusqu’à l’écœurement et, par ailleurs, « étrangement désaffecté ».

L’étude sur Louise Bourgeois qui clôt le volume revient sur les mythes œdipiens qui forment la matière vive de l’œuvre de l’artiste. Œuvre en proie à des « pulsions terrifiantes » : fantasmes anthropophagiques (dévoration du père), maternité comme « entre-dévoration réciproque »… Chez l’artiste franco-américaine, le trauma triomphe mais « converti en œuvre d’art ». Avec ses œuvres à forte teneur fantasmatique, elle brise les blocages et les inhibitions, relance l’interprétation, « le mouvement du désir et de la vitalité créatrice ». Bref, Louise Bourgeois se révèle tout simplement un modèle – mais certes pas « une petite fille modèle ».

Ancienne présidente du Collège international de philosophie, éditrice d’Antonin Artaud chez Gallimard, Évelyne Grossman a conçu ce livre dense, écrit dans une langue critique puissante et ferme, en reprenant et en amplifiant des articles parus dans la revue Europe. Il s’en dégage une nostalgie pour les années 1960-1980, pour leurs débats théoriques foisonnants : critique du sujet et de la représentation, relecture de Nietzsche et de Freud… De livre en livre, Évelyne Grossman poursuit cette entreprise avec rigueur et ferveur, avec un goût prononcé pour les œuvres qui, nous plongeant dans « l’angoisse de penser », nous mettent hors de nous.

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