Une littérature oubliée

« Mon avenir a commencé avant la naissance » : n’est-ce pas là le destin de celui qui est marqué par l’écriture, avant même que celle-ci ne le marque dans sa conscience ? Il faut lire et reprendre Vladimir Tendriakov (1923-1984) pour mieux lire la Russie et en elle, dans sa mémoire et ses profondeurs, reconnaître un honnête homme.

Vladimir Tendriakov | Le printemps s’amuse. Trad. du russe par Bernadette du Crest. Éditions des Syrtes, 180 p., 10 €

Vladimir Tendriakov s’en remet en quelque sorte au prix inestimable des jours, Le prix des jours étant précisément le titre de l’un de ses romans (dont notre citation constitue la première ligne). Il a été traduit en français par Lily Denis (Seuil, 1962, repris au Livre club Diderot, 1976).

Redécouvrir Tendriakov et, à travers lui, l’honnêteté de toute une littérature soviétique sortie du dégel et toujours à lire, sinon toujours lue (on l’espère) dans son pays. Cela peut encore instruire, à l’Est comme à l’Ouest, et introduire ou bien rappeler la mesure qui fait tant défaut de nos jours. Les titres de Tendriakov n’ont pas manqué en France : Fondrières et autres nouvelles (Gallimard, 1967), traduit par l’infatigable Lily Denis, Le printemps s’amuse et autres nouvelles (Gallimard, 1977), traduit par Bernadette du Crest. Les Éditions des Syrtes nous proposent aujourd’hui de relire Le printemps s’amuse.

Tendriakov fait partie de cette pléiade d’écrivains qui, en URSS, soupesant chaque jour les raisons de partir et de rester, décidaient en fin de compte de rester et d’écrire chez soi, en quelque sorte tout bas et comme en sourdine, ce que l’on pouvait dire tout haut à l’extérieur. Ils se plaçaient ainsi au cœur de l’art d’écrire. On pourrait citer beaucoup de noms. Rappelons seulement celui de Iouri Trifonov (1925-1981) et son surprenant récit à propos des hauts privilégiés du régime : La maison du quai (revue Drujba Narodov, 1976 ; Gallimard, 1978, pour la traduction française). C’est à s’interroger sur l’état de conscience du censeur d’alors. Avait-il un peu bu pour mieux affronter et justifier sinon corriger à ses propres yeux sa besogne ? Il y a eu ainsi quelques heureux accidents littéraires en URSS.

Tendriakov fut l’un de ces accidents. Mais dans la discrétion. Par sa fraîcheur et sa liberté d’écriture dans la nuance. De nos jours, rien n’a vieilli. Cette liberté nous parle. Dans la Russie d’aujourd’hui, après la chute de l’URSS, ceux qui se sont appelés les Enragés de la littérature se sont tous rangés, de par le courant vite asséché de leurs provocations, du côté de l’autoritarisme d’État. C’est un classique. Cela rappelle l’évolution sinon la volte-face de l’écrivain italien Giovanni Papini (1881-1956) qui, en 1912, signait l’échec de son anarchisme débridé : « je suis fini parce que j’ai voulu commencer trop de choses et que je ne suis plus rien parce que j’ai voulu être tout ». C’est l’ultime phrase d’Un homme fini. Il renaît alors, après la Première Guerre mondiale, catholique et apôtre de Mussolini.

Vladimir Tendriakov – Le printemps s’amuse
« Les percussionnistes », Pavel Filonov (1935) (Détail) © CC0/WikiCommons

Les boussoles dans le monde n’en finissent pas ainsi de s’agiter. Aujourd’hui, la guerre et sa compagne de toujours, la censure (et le pire : l’autocensure), font bon ménage un peu partout. D’Est en Ouest, c’est une contagion qui court. Aux plateaux médiatiques (divers en apparence mais au fond si peu variés dans les hâtes de l’ignorance) d’administrer leurs douteux et pressés diagnostics, suivis de leurs non moins suspectes médecines. Au lecteur de naviguer dans les houles, sans lâcher sa prise : le livre élu pour sa mesure. Cela apporte un air frais. Et s’écarter, lever un peu plus haut la lampe, régler et préserver l’éclairage des angles. C’est ce que ne manque jamais de faire Tendriakov, au crépuscule brejnévien de l’URSS.

Son récit relate et conduit les émois, les conflits, les tempêtes, les curiosités, les interrogations d’une adolescence. Le jeune Douchka est ici à l’épreuve de la vie. Que celle-ci soit soviétique ou autre, elle joue toujours à faire des niches. Tendriakov parle en quelque sorte de l’universel humain, quel que soit le régime politique sous lequel vit un individu. Et cet universel est peut-être mieux perçu chez un enfant, un adolescent en construction de leur personnalité, que chez un adulte dont la croissance est arrêtée, définie comme finie, voire immobilisée, paralysée. Jusqu’à la sclérose du cœur et de l’âme déjà pas mal empoussiérés. L’âge fait passer de l’élan au bronchement et à la ruine. Que peut alors une idéologie dominante sur l’individu ? Elle trouve vite ses limites et devient une marque d’impuissance à s’abandonner à la vie. La contraction d’une peur sociale. L’arrêt.

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Mais « le temps, lui, ne s’arrête pas et change tout », prévient Tendriakov. Son récit est une leçon de vie à travers la description de cette naissante adolescence, « fragile intelligence opposée à l’insondable énigme de l’être », et qui se heurte à un quotidien où les liens entre les individus peuvent apparaître, sinon devenir « bizarres jusqu’à l’absurde ». Les mots de Tendriakov portent une force morale. Déjà, Maïakovski en appelait à la « force des mots tocsin ». Avec Tendriakov, ils sont encore là. Mais aujourd’hui ? Le printemps d’une écriture peut à tout moment surgir et s’amuser dans les hivers politiques mêmes. Et c’est heureux de suivre Tendriakov par les dédales, les dangers et les interrogations de l’âme naissante et vacillante de son héros.

Tendriakov donne le goût de lire sans frontières, et d’entendre autre chose que les bulletins des grandes ou plus petites armées dont les hommes n’attendent, tout bien pesé, que leur ration de retour et de printemps, tels des cygnes égarés leur goulée. Mais partout guettent les vautours, prêts à dévorer les cœurs de ceux qui refusent de se laisser consumer dans l’injure, les vindictes et les propagandes. « Existait-il donc sur terre une chose à laquelle on puisse croire totalement, sans réserve ? Tout était mouvant, incertain. », écrit-il. Sans se départir de sa lucidité, Vladimir Tendriakov retire, du chaos des êtres et des choses, une leçon lumineuse où les brisures mêmes trouvent leur place finalement choisie : « Un monde splendide entourait Douchka, un monde splendide et perfide qui aimait à vous jouer des tours. »