Prise entre l’enclume du froid et les marteaux suédois ou slave selon les époques, ayant réussi à contenir l’impérialisme russe, la Finlande, vue de France, peut sembler un pays tranquille, un peu flou. Mais sa position périphérique se traduit dans sa littérature par un regard singulier, un point de vue apte au décentrement, à l’ouverture, à une intensité aussi surprenante que pénétrante. En cet automne, cela se manifeste très différemment dans trois romans.
Indépendant pour la première fois de son histoire fin 1917, l’ex-grand duché se retrouva aussitôt en guerre, déchiré par un conflit civil meurtrier entre Rouges et Blancs (janvier-mai 1918). La Seconde Guerre mondiale prit la forme pour la Finlande de trois affrontements distincts : guerre d’Hiver (novembre 1939-mars 1940) et guerre de Continuation (juin 1941-septembre 1944) contre les Soviétiques puis, après un changement d’alliance, guerre de Laponie (septembre 1944-avril 1945) contre les Allemands. Une histoire nationale aussi courte a donné à ces conflits un rôle important dans la constitution de l’identité finlandaise, et on les retrouve dans la littérature, par exemple dans Gorge d’or d’Anni Kytömäki, hanté par la guerre civile.
Rosa Liksom, une des écrivaines finlandaises les plus remarquables, a incarné le rapport tendu entre son pays et la Russie dans Compartiment n° 6 (2011), où une jeune femme doit cohabiter pendant un voyage en train avec un Russe violent. À travers un personnage féminin complexe, La colonelle (2017) explorait la position ambiguë d’un pays coincée entre l’Allemagne nazie et la Russie soviétique. Le fleuve revient sur cette période, mais selon un point de vue autre : celui d’une adolescente de treize ans qui, à l’automne 1944, au moment où la guerre de Laponie commence, doit conduire le troupeau de vaches familial de l’autre côté du fleuve qui fait frontière avec la Suède.
En apparence, par la voix d’une jeune fille d’origine rurale, ce roman raconte des choses simples : le rapport aux animaux, la quête quotidienne de nourriture et d’abri pour les humains et les bêtes, la pluie, le froid, un voyage forcé fabriquant de la précarité et de l’angoisse. L’écriture dense de Rosa Liksom rend inoubliable ce roman de la route, roman d’exode et de solitude. Petit à petit, sans en avoir l’air, l’autrice introduit des thèmes de plus en plus complexes. À mesure que la narratrice doit compenser l’absence des adultes – son père au front, ses demi-frères morts, l’oncle enfui dans les bagages des Allemands, la mère dépressive à peine capable de s’occuper d’elle-même – elle grandit à vitesse accélérée. Elle questionne le monde, le lien aux animaux – « si je connaissais mieux les animaux […] je percevrais peut-être mieux la nature de la vie et du monde », les vaches du troupeau sont dans la première partie du livre de véritables personnages – la divinité : elle conclut qu’« un tel Dieu ne peut pas exister ».
Ces interrogations se combinent avec une lucidité de plus en plus grande sur la façon dont les réfugiés finlandais sont traités. Bien que la Suède plus riche, épargnée par la guerre, soit plutôt bienveillante, les déplacés sont considérés avec condescendance, soupçonnés de dépravation, de paresse (alors qu’ils ne rêvent que de rentrer travailler chez eux). Sous prétexte d’hygiène, on les humilie, on les prive de liberté. Les conditions de vie dans les camps suédois décrites pourraient s’appliquer à n’importe quels réfugiés.

Plus qu’un roman historique, Le fleuve est le récit formidable de l’émancipation d’une jeune fille qui construit son autonomie sur le rapport aux autres – animaux, proches dont il faut prendre soin, tel son frère nouveau-né –, en dépit des vicissitudes et des déceptions qui vont jusqu’à la trahison. On patauge dans la boue, on dort sur des tas de bois, on pleure de fatigue, on traverse et retraverse un fleuve sur les deux rives duquel est parlé le tornédalien, variante du finnois, qui est aussi la langue natale de l’autrice. On vibre avec l’héroïne jusqu’à la dernière page où elle passe une nouvelle fois le fleuve, vers son futur.
Datura, de Leena Krohn, raconte aussi un voyage, mais un voyage intérieur. La narratrice, elle aussi sans nom, y bouge peu. Elle va de son appartement au sous-sol où est installée la rédaction du Nouvel Anomaliste, journal dont elle est la seule employée. Le Nouvel Anomaliste publie des articles sur « toutes les espèces de phénomènes paranormaux », ce qui amène sa secrétaire de rédaction à être en contact avec ceux qu’elle appelle « les Hérétiques », ses rédacteurs. De l’Ethnobotaniste, spécialiste de la conscience des plantes, au Maître des sons, inventeur de dispositifs pour entendre les sons inaudibles ou, inversement, pour les supprimer, ou à Loogaroo, vampire non humaine.
Depuis l’enfance, la narratrice pense que nous percevons trop peu d’informations sur la réalité « pour comprendre de quoi il s’agit réellement ». Cette conviction se renforce lorsqu’on lui offre un datura, dont elle se met à consommer les graines et les feuilles. L’effet peut en être aussi bien toxique que thérapeutique, mais comment résister quand on n’arrive pas à déterminer si l’étrangeté du monde vient de notre perception ou de sa nature profonde ?
Un cortège de voitures sans conducteur passe sur une autoroute déserte. La narratrice parle à une ancienne condisciple morte depuis six mois. Une autre, mariée à un haut fonctionnaire et toujours habillée de vêtements luxueux, fait la queue à la soupe populaire. Le visage du Christ apparaît sur un fromage et les « Hérétiques » recommandent l’auto-trépanation ou « la téléportation par trous ». Mais, juge sagement la narratrice : « Ne traitons pas pour autant de lâche cet enfant perdu et solitaire qui joue avec son cerveau bizarre voué à s’éteindre bientôt ».
Leena Krohn est l’autrice de nombreux ouvrages, dont deux seulement traduits en français, Doña Quichotte et autres citadins (1983, épuisé) et Tainaron (1985). Ils abordent souvent par le fantastique la question de l’objectivité du réel. Dans Datura, la finesse de l’écriture fait glisser d’une réalité ordinaire et bien connue à des états beaucoup plus vacillants. L’étrangeté du quotidien est un thème finlandais – évident dans les films d’Aki Kaurismäki – et Leena Krohn nous fait monter, avec humour, chaleur et douceur, sur le manège de mots qui finit par emporter son personnage. N’est-ce pas une caractéristique réelle de notre monde « réel » de manquer de solidité logique ?

Les deux histoires entrecroisées du Capitaine fantôme de Katariina Vuori ressemblent à celle du Fleuve. En 1868, pendant une famine terrible, cinquante Finlandais menés par le capitaine Fridolf Höök partent fonder une colonie dans la région du fleuve Amour, en Extrême-Orient russe. Après avoir eu connaissance de cette expédition, Katariina Vuori, archéologue et ex-journaliste, « tombe amoureuse » de Fridolf et se met à enquêter compulsivement sur son compte. Elle nous raconte la quête en même temps que le résultat : le parcours de migrants qui, poussés par la nécessité, cherchent de meilleures conditions de vie. Cependant, loin d’être un pays de Cocagne, la région de l’Amour offre un climat rigoureux et des terres pauvres, assez comparables à la Finlande.
Katariina Vuori met en parallèle cette aventure avec sa propre expérience, lorsque, pendant cinq années, avec son compagnon australien, elle a navigué sur un petit voilier des Philippines au Sri Lanka, des Chagos à l’Afrique du Sud et des Açores aux Canaries. Les deux récits sont unis par l’idée d’utopie, le moteur qu’elle constitue, et pourquoi elle débouche sur des échecs ou ce qui y ressemble. Peut-être parce que les « utopies sont toujours transportées dans un ailleurs, loin de ceux qui les rêvent, loin du brouhaha du quotidien. Une utopie suppose toujours un déplacement, un changement de paysage, un long voyage ». Une fois atteinte, la destination rêvée peut vite devenir aussi aliénante que la réalité quittée.
Il y a pourtant eu le voyage, qui, pour Fridolf Höök, comme pour la jeune Katariina Vuori traversant les océans, ou la plus âgée surfant sur internet entre fébrilité et enthousiasme, ouvre sur « une meilleure alternative, une nouvelle utopie ». En mettant son expérience de liberté en mer en perspective avec l’entreprise d’émigration d’un chasseur de baleines, l’autrice semble avoir trouvé le moyen d’accepter la décision prise autrefois d’y mettre fin.
Leena Krohn et Rosa Liksom ont obtenu le prix Finlandia, qui distingue les écrivains les plus importants de leur pays, et cela semble justifié à la lecture du Fleuve et de Datura. Avec Katariina Vuori, elles nous emmènent dans un triple voyage inventif, inattendu, loin des identités figées et des certitudes crispées.
