Le recueil d’essais intitulé Les pierres et le rêve que Jérémie Koering accueille dans la collection qu’il dirige aux éditions Actes Sud, « Les apparences », est le fruit de l’effort concerté d’un cercle d’amis soucieux de rendre hommage à son auteur, Cyril Gerbron, décédé en 2019 à l’âge de trente-six ans. La teneur de ce livre prouve cependant que, loin d’être dicté par cette seule raison, l’ensemble était voué un jour ou l’autre à former pareil volume, comme pour assurer que son auteur, qui publia en 2016, chez Brepols, la thèse qu’il avait consacrée au Fra Angelico, comptait parmi les plus brillants historiens de l’art de sa génération.
Cette place, Cyril Gerbron la tenait – et son œuvre la tient désormais pour lui – de ses facultés de regardeur, qu’il préférait au mot de « spectateur, qui suggère une réception passive », de l’étendue de ses connaissances artistiques et théologiques, de sa capacité à insérer sa réflexion dans les débats historiographiques contemporains, et surtout de sa manière de mettre en rapport les uns avec les autres ces différents aspects au moment d’interpréter une peinture. Comme toutes les grandes hypothèses méthodologiques, celle qu’a suivie Cyril Gerbron fut formulée par lui sur fond d’évidence, une évidence qui s’était pourtant un peu obscurcie ces derniers temps, et dont on ne mesurait sans doute pas complètement la portée avant de la redécouvrir à travers lui : les œuvres religieuses de la Renaissance doivent d’abord être interprétées à l’aune des usages liturgiques et dévotionnels pour lesquels elles ont été conçues.
Cet angle d’approche incite, d’une part, à réinjecter un peu de sociohistoire dans l’appréciation historique de l’art ainsi qu’une forte dose d’herméneutique biblique, et, d’autre part, à en réduire significativement la part d’esthétique et de psychologisme. Pareil rééquilibrage des termes de l’analyse n’élimine point du tout l’élément artistique, mais, en cherchant à restituer les conditions sociétales de fonctionnement des œuvres de dévotion, Gerbron vise au contraire à spécifier l’apport particulier de chaque artiste, à « mieux définir son imagination poétique », comme il l’écrit dans un texte inédit portant sur un corpus d’œuvres du Fra Carnevale, comme sur celui qu’il consacre au maître de celui-ci, Filippo Lippi.
Dans le contexte historiographique actuel, de même que ce positionnement met explicitement son auteur aux prises avec l’opus magnum de Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art (1990 ; Cerf, 2007), selon lequel l’art renaissant a rompu avec la période médiévale en substituant « l’art » au « culte », de même il le situe implicitement, puisque Gerbron ne le cite pas, dans le sillage de la Théorie de l’acte d’image de Horst Bredekamp (2007 ; La Découverte, 2015), pour qui toute image est, vis-à-vis de la pensée, agie autant qu’agissante. Une affinité qui colore l’histoire de l’art telle que la pratiquait Gerbron d’une teinte anthropologique précédant quelquefois l’anthropologie sur son propre terrain. Lorsqu’il rappelle par exemple que « les imagines sont qualifiées dans les traités mnémoniques d’agentes, c’est-à-dire vivantes, agissantes », l’historien de l’art ouvre la théorie de l’agentivité qu’a élaborée Alfred Gell à la fin du siècle dernier dans L’art et ses agents (1998 ; Les presses du réel, 2009) à de nouvelles coordonnées historiques.

Chez Gerbron, toutefois, la critique théorique ne devance pas l’étude de cas, mais en découle. C’est parce qu’il a mené un examen approfondi de l’Adoration de l’Enfant (1538, église de la Santissima Trinità, Crema) de Callisto Piazza qu’il peut en conclure que le cadre théorique de Belting se révèle finalement mal adapté à sa véritable dimension. Ce retable, demande Gerbron, « appartient-il à l’“époque du culteˮ ou à l’“époque de l’artˮ ? Décidément à la première », répond-il aussitôt,« dans la mesure où sa conception est principalement déterminée par un souci d’efficacité dévotionnelle et liturgique. De même, il n’appartient pas au paradigme moderne de la représentation mais bien à celui de la “présentificationˮ ».
La conséquence est d’importance, puisqu’elle incite à décorréler le changement stylistique du changement paradigmatique qui en procéderait. Selon Gerbron, sous son rapport à l’usage liturgique, la peinture renaissante ne diffère pas en nature de la peinture médiévale, elle s’en distingue en degré seulement. Le « réalisme » qu’on lui prête, suggère-t-il, « ne dépendrait alors pas d’une valorisation purement esthétique de l’imitation de la nature, mais viserait à augmenter l’effet de présence des personnages saints et leur proximité par rapport aux fidèles ».
Le paradoxe qui en résulte affecte la discipline à son niveau méthodologique, et non seulement chronologique. Ce serait en effet parce que les historiens de l’art ont bel et bien reconnu dans l’œuvre de Callisto Piazza une forme de sujétion de son programme iconographique à l’égard de sa fonction religieuse qu’ils l’ont « à ce point délaissée », puisqu’à l’évidence, bien que cette évidence n’ait jamais été pleinement explicitée comme telle faute d’avoir été thématisée comme le fait Gerbron, « elle contrevient trop à l’idée de l’autonomie du champ artistique pensée comme constitutive de la Renaissance ».
Peut-être ce renversement de perspective explique-t-il que Gerbron élude quelque peu l’élément esthétique nouveau susceptible de passer comme en contrebande dans ce qu’il conçoit comme une intensification des formes figuratives à même de maintenir leur fonction religieuse, mais cet élément se déduit aisément de sa démonstration. Il ne nie d’ailleurs pas qu’un tel élément existe, il lui dénie simplement sa puissance moderniste de rupture de l’ordre esthético-théologique pour le rétablir dans sa fonction motrice à l’intérieur de l’ordre en question. En ce sens, on serait presque tenté d’écrire, d’après Gerbron relisant Belting, qu’à l’âge de communion entre l’image et le culte a immédiatement succédé un âge de la confirmation, reportant à une ère encore ultérieure le véritable schisme entre art et dévotion.
Ainsi formulée, schématiquement, donc, on pourrait arguer que pareille vision d’une histoire de l’art encore loin d’être affranchie de ses justifications religieuses repose elle aussi sur un postulat trop large, et craindre que le choix qui y préside autorise son auteur à remettre en cause toute l’entreprise à laquelle ont concouru tant d’historiens de l’art ces dernières décennies visant à émanciper l’interprétation des images de leurs sources textuelles. Cette crainte aurait cependant quelque raison d’être si ce vaste mouvement d’émancipation n’avait justement porté Gerbron à faire ce choix, et à en faire dériver une vision neuve quoique restauratrice en son principe.
Outre que la bibliographie sur laquelle il s’appuie témoigne de ce compagnonnage, la preuve la plus notable du profit qu’en a tiré Gerbron tient à la nature même des objets qu’il étudie, lesquels échappent pour partie à l’ordre des mots, qu’il s’agisse du rêve, qui, associé à la vision, est le thème des quatre dernières études du recueil, ou des pierres, qu’il étudie dans les cinq premières. « Peu a été écrit sur les pierres dans les peintures de la Renaissance », constate l’auteur au terme de l’article qu’il avait consacré en 2017 à la Résurrection de Piero della Francesca (ca 1463-1465, Museo Civico, Sansepolcro).
Ce péché d’inattention – capital dans ce champ mal situé des sciences humaines et sociales qu’est l’histoire de l’art – provient sans doute du fait « que leur apparence abstraite et leurs formes amorphes échappent à de trop simples lectures iconographiques », c’est-à-dire à la méthode réputée la plus féconde pour parcourir ce champ. Il n’en demeure pas moins que ce que les iconographes n’ont pas regardé, les peintres l’ont représenté, conscients qu’ils étaient de pouvoir « précisément exploiter ces caractéristiques pour transmettre une certaine intelligence des systèmes religieux ».

L’interprétation de la Résurrection de Sansepolcro s’ouvre ainsi sur un détail, dont la présence a été peu notée et jamais vraiment élucidée quand elle l’a été, celle d’une vraie pierre d’achoppement donc, mal dégrossie et déposée dans l’angle inférieur gauche de la fresque, entre des pierres taillées quant à elles : derrière la base de la colonne corinthienne et devant le tombeau sur lequel le Christ ressuscité pose son pied stigmatisé. Dans l’économie de l’œuvre et au sein du système théologique dans lequel s’inscrit sa représentation, cette pierre devient un objet de projection pour le dévot qui peut par conséquent la lire tour à tour comme l’une des pierres-reliques rapportées du Saint-Sépulcre dans cette bourgade toscane qui tira de ce transfert et sa gloire et son nom – Sansepolcro – et comme un emblème de la mort du Christ, voire comme une préfiguration du sarcophage-autel emblématisant sa résurrection.
« Moins le peintre invente, plus il libère l’invention du dévot », énonce Gerbron dans l’analyse qu’il donne des fresques du Fra Angelico au couvent San Marco de Florence ; règle inattendue qui vaut donc aussi pour celle de Piero : amorphe, la pierre se prête à toutes les métamorphoses. Elle se range par là au premier stade de la création, qu’elle soit divine ou artistique, et à l’origine de l’imagination religieuse aussi bien que de l’invention poétique, l’une aiguillonnant l’autre, comprend-on enfin, dans un rapport d’interdépendance où le fin mot revient certes à l’Église, mais non sans y avoir introduit des images pour figurer des mystères que le verbe ne peut traduire ; tel serait le quid pro quo au cœur de l’échange symbolique entre art et religion.
En son principe comme en ses développements, l’interprétation que propose Gerbron de la Résurrection de Piero suit une ligne strictement parallèle à celle qu’avait tracée Daniel Arasse en 1972 dans sa toute première publication, « Extases et visions béatifiques à l’apogée de la Renaissance : quatre images de Raphaël », republiée en 2003 dans Les visions de Raphaël aux éditions Liana Levi. Cet article véritablement séminal pour la pensée d’Arasse portait principalement sur l’Extase de sainte Cécile de Raphaël (ca 1514-1515, Pinacothèque nationale, Bologne). Il y repère alors, lui aussi pour la première fois semble-t-il, au tout premier plan de la composition, au bord du cadre inférieur, « une forme mal définie » dont, pour sa part, il ne saurait dire s’il s’agit d’un « fragment de roche » ou d’une « écorce de bois ».
Arasse rapporte cet indice, non pas au système d’intellection chrétien, mais à celui du néoplatonisme, dont la hiérarchie ascensionnelle redouble en l’espèce celle de la hiérarchie musicale. Sur un plan anecdotique pour la plupart des lecteurs, mais qui pour les historiens d’art est précisément celui où ils situent leur apport, puisqu’aucun détail, dans ce domaine, ne saurait être tenu pour négligeable, le précédent qu’a mis en évidence Gerbron dans la Résurrection de Piero relativise le statut d’« invenzione » qu’a accordé Arasse à Raphaël au sujet de cet élément informe érigé par lui aussi en clef de voûte de son interprétation. Sur un plan historiographique, qui présente probablement pour le grand public un intérêt tout aussi mince, le précédent que constitue le texte d’Arasse nuance la singularité de l’approche privilégiée par Gerbron, mais il ne la réfute pas.
Tout l’intérêt de celle-ci ne réside pas tant dans le fait qu’elle a frayé des voies nouvelles, ce qu’elle a fait aussi, ce recueil le prouve, mais dans le fait qu’en poussant plus avant en elles Gerbron a en quelque sorte redécouvert le fond religieux sur lequel se détachent les peintures de la Renaissance italienne sans s’en éloigner totalement, comme on avait pris l’habitude de le croire et plaisir à le penser, puisque cela impliquait que cet art fût également destiné à cet œil moderne se plaisant à croire qu’il est toujours un peu au centre de la représentation.
Or, la forme d’humilité sous-jacente à la démarche de Gerbron qui consiste à se faire regardeur afin de retrouver le regard du dévot présente cet inconfort qu’elle finit par disqualifier celui du spectateur. Sous ce rapport, comme les écrits de Jérôme Baschet qu’il cite abondamment et chaque fois en termes admiratifs, ceux de Gerbron rendent un son étrange, mi-rappel à l’ordre mi-appel à le troubler, un son qui se voile inévitablement le concernant d’une pointe de tristesse à l’idée qu’on ne l’entendra plus une fois ce livre refermé.