Deleuze : quand « l’œil broute la surface »

Vingt ans après la parution, déjà aux éditions de Minuit, du recueil intitulé Deux régimes de fous, David Lapoujade publie le cours que Gilles Deleuze consacra à la peinture au printemps 1981. Une édition établie à partir des différentes transcriptions disponibles, augmentée d’un appareil de notes qui démontre, en sous-texte, combien la question picturale a traversé toute la pensée du philosophe.

Gilles Deleuze | Sur la peinture. Cours (mars-juin 1981). Minuit, 352 p., 26 €

Pour les deleuziens, dire que cette pensée se développe en rhizome tient du lieu commun. Pour ceux qui la découvriraient, cette façon qu’a Deleuze de la déployer par rapports et raccords, par bons et rebonds, peut s’avérer aussi déroutante qu’enthousiasmante. Bien que Deleuze progresse pas à pas, on ne sait en effet jamais à l’avance où son pied va se poser. Aussi la lecture de Sur la peinture permet-elle d’assister à cette période d’éclosion au cours de laquelle une pensée se cherche à partir d’un objet, se forme à son entour, l’étreint parfois et lui ajoute quelque chose qui en diffère tout en lui revenant. 

En cheminant parmi les peintures et les concepts, Deleuze rit beaucoup, il admire souvent – « c’est épatant », « merveille », « c’est très beau » –, tout en se méfiant de l’admiration – « on aime tellement trouver beaux les textes » –, et il se garde des paradoxes faciles comme des réponses trop rapides – « je n’en sais rien » est sa façon préférée de reporter l’examen. Par pédagogie plus que par facilité, il ne se laisse aller qu’une fois, à l’occasion du dernier cours, à une restitution injuste, celle du livre de Xavier de Langlais, La technique de la peinture à l’huile (1959). Mais il force tant le trait que même le lecteur qui ne l’aurait pas lu peut subodorer l’infidélité et désirer lire ce traité aussi curieux qu’admirable, pour le dire à la manière de Deleuze.

Deleuze, Sur la peinture
Trois études pour un Auto-portrait, Francis Bacon (1967)© CC BY 2.0/cea+/Flickr

Comme lorsqu’il pense le cinéma, Deleuze paraît avoir tout lu et tout vu de ce qui se rapporte à la peinture, alors que certains textes nécessaires à son propos ne lui étaient à l’époque que partiellement accessibles. Deleuze commente ainsi les critiques d’art états-uniens (Clement Greenberg, Harold Rosenberg, Michael Fried) qui demeurent encore mal compris et dont il saisit déjà l’essentiel ; il restitue toute sa subtilité à la pensée d’Alois Riegl, en dépit du fait qu’un seul ouvrage de l’historien d’art viennois était alors traduit en français (Grammaire historique des arts plastiques, 1966, posthume), et il sonde allègrement (trop ? on en jugera) celui de Wilhelm Worringer qui venait tout juste de l’être (Abstraction et empathie, 1908). Mais là où la compréhension de Deleuze se fait encore plus aiguë, s’il est possible, c’est lorsqu’elle s’attache aux textes de peintres – ceux de Vincent van Gogh, de Paul Cézanne, de Paul Klee et de Francis Bacon – dont il fait remonter le fond conceptuel jusqu’à y accorder le sien propre.

C’est en effet d’eux qu’il part et eux qui l’accompagnent, ainsi que leurs peintures, pour atteindre « ce niveau de généralités bien fondées » dont il crédite Heinrich Wölfflin au moment même où il dépasse le schématisme des Principes fondamentaux de l’histoire de l’art qui avaient fait la célébrité du maître bâlois au début du siècle dernier. Non que Deleuze renâcle aux classifications : il entend au contraire établir lui aussi des « légalités », des « régimes », des « formules » ; lesquels pourraient bien servir à caractériser des styles, mot qu’il prononce peu et qu’il ne conceptualise pas, alors même ou justement parce qu’il entend « former des concepts qui sont en rapport direct avec la peinture, et avec la peinture seulement ».

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Comme lorsqu’il pense le cinéma, Deleuze paraît avoir tout lu et tout vu de ce qui se rapporte à la peinture, alors que certains textes nécessaires à son propos ne lui étaient à l’époque que partiellement accessibles.

Mise au point capitale qui rappelle que, si Deleuze était fasciné par les images et qu’il philosophait autant avec qu’à travers elles, sa fascination ne le portait pas à théoriser le concept d’art en tant que tel ni à interpréter génériquement les images. Afin de discerner, Deleuze ne commence pas par théoriser : d’abord, son « œil broute la surface » des peintures qui l’intéressent, pour paraphraser la maxime de Klee.

Ce faisant, il découvre (il n’invente ni ne postule, il découvre, en broutant) que la peinture a partie liée avec la catastrophe, et que « cette catastrophe dans l’acte de peindre est inséparable d’une naissance. Naissance de quoi ? demande-t-il. De la couleur ». Tel est l’arc qui se dessine dès le premier cours : de la catastrophe à la couleur, à laquelle ses dernières séances sont dédiées. Deleuze récuse en conséquence l’idée qu’une peinture serait le résultat d’une série de formes. Primitivement, elle est la localisation catastrophique d’une multitude de forces. C’est ce qui explique qu’à ses yeux « les peintres ne transforment pas, ils déforment. La déformation comme concept pictural, c’est la forme en tant que s’exerce sur elle une force ». Une force à même de débarrasser la peinture de tous les clichés que drainent l’intention du peintre, son esprit et son œil, et dont sa main s’apprête à le débarrasser. 

Deleuze, Sur la peinture
« Avec l’aigle », Paul Klee (1918) © CC0/WikiCommons

Comment s’opère ce qu’il faut bien qualifier, dans ces conditions, de tour de force ? Par modulation, soutient Deleuze, qui parvient avec ce terme à compléter « une série conceptuelle » que l’on peut recomposer comme suit : la nature, suivant Buffon, ne se reproduit pas d’abord par analogie, mais selon un schéma que le naturaliste se risque à désigner comme un « moule intérieur ». C’est là, estime Deleuze, un « concept contradictoire tout à fait merveilleux » parce que si la nature se moule sur elle-même, elle fournit au peintre une donnée que celui-ci module en un fait – un fait pictural (le philosophe empruntant cette fois à Kant la distinction entre datum et factum). « Peindre, c’est moduler sur un plan, c’est-à-dire sur une surface », c’est transformer le donné en un fait. Par conséquent, « peindre, c’est moduler la lumière, moduler la couleur », en ce que lumière et couleur sont les données que l’acte de peindre érige en faits picturaux.

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Deleuze ne commence pas par théoriser : d’abord, son « œil broute la surface » des peintures qui l’intéressent.

Dans cette opération, puisqu’elle est catastrophique, quelque chose se perd et autre chose s’acquiert, qui varient selon les époques, quoique toutes connaissent la perte de la ressemblance : « on défait la ressemblance pour faire sortir l’image. ». L’art égyptien, par exemple, (ici Deleuze suit Riegl jusqu’à s’éloigner du domaine strictement pictural), tentait de corriger – de conjurer – l’état transitoire des choses ; aussi ses figures sont-elles des essences. À l’inverse, l’art grec développa une « ligne collective » qui relie les figures entre elles, qui les « collecte », en sorte qu’elles ne sont plus individuellement essentielles, mais qu’elles s’affilient ensemble à un organisme commun. C’est pourquoi Deleuze peut affirmer qu’au contraire de l’égyptien « le monde grec n’est pas celui de l’essence, c’est celui de l’organon ». 

Cette distinction donne lieu, au début de l’avant-dernier cours, à une digression superbe, une sorte de petit vertige épistémologique, qui déborde là aussi de la peinture bien qu’il en dérive. Le philosophe commente le célèbre passage du Timée où le vieux prêtre de Saïs assure à Solon que, par rapport aux Égyptiens, « vous autres Grecs, vous ne serez jamais que des enfants. On pourrait dire aussi bien, suggère Deleuze : vous autres Grecs, vous ne serez jamais que des philoï ». Rien que philosophes parce qu’orphelins d’essence, ainsi qu’on peut le vérifier dans l’agitation des lignes grecques, de toutes leurs lignes jusqu’aux plis, à l’opposé de ceux raidis, sans ombre ni profondeur, essentiels en somme, de l’art égyptien.

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Quant aux barbares, ils ont à leur tour rompu avec « l’élément organique » grec qu’exemplifiait la ligne collective sous l’effet d’un « élément vital » que manifeste, quant à elle, « la ligne sans contour », ou « la ligne abstraite ». En suivant Worringer sur ce terrain, Deleuze fraye cette fois dans des parages plus inquiétants que vertigineux. Mais il ne semble guère s’en soucier, comme si son effort de conceptualisation l’absorbait entièrement. S’ils n’hésitent pas à intervenir sur des sujets plus « techniques », aucun de ceux qui assistent à son séminaire ne cherche d’ailleurs à l’en détourner pour lui signaler combien le vitalisme de Worringer tord celui que Riegl plaçait dans le « vouloir artistique » (l’intraduisible Kunstwollen) en le déplaçant vers le bas : sur des bases raciales, pour ne pas dire racistes ; par quoi on se prend à imaginer que c’est peut-être à dessein que Deleuze s’est gardé de faire du style un concept, pour ne pas tomber dans le piège du « style racial » d’un Wölfflin…

Quelle que soit la raison réelle de sa réserve, on ne saurait dire dans quelle mesure une intervention de l’auditoire sur ce point eût fait dévier la réflexion qu’engage Deleuze sur les fondements conceptuels de la peinture. On peut en revanche percevoir une légère dissonance interne à l’un des principes fondamentaux qu’il cherche à mettre au jour lorsqu’il l’énonce au début du troisième cours. Deleuze déclare en effet qu’« une peinture qui ne comprend pas un abîme, son propre abîme, qui ne passe pas par cet abîme, qui ne l’instaure pas sur la toile, ce n’est pas une peinture ». Ce n’est pas une peinture, parce qu’elle contredirait alors l’idée-princeps qui a inauguré sa réflexion, selon laquelle « ce qui est peint et l’acte de peindre tendent à s’identifier », à s’identifier à la catastrophe.

Deleuze, Sur la peinture
« Un peintre au travail », Paul Cézanne (1874) © CC0/WikiCommons

Simplement, ces mots-là n’étant pas neutres, ils font inévitablement entendre un autre « abîme » et une autre « catastrophe », qui sont externes à la peinture. Aussi aurait-on aimé demander au philosophe ce qu’il se passe, ou ce qu’il pourrait se passer, bien que ce ne soit pas là pure spéculation, lorsque la peinture ne peint pas « son propre abîme », mais un autre, lorsqu’elle cherche à moduler non plus la nature mais l’histoire ou la mémoire ? Serait-elle alors en mesure malgré tout, face à l’abîme, d’instaurer quoi que ce soit, y compris elle-même ? N’y aurait-il pas, enfin, sécession de l’image picturale d’avec un tel monde – d’avec le monde ? Deleuze aurait sans doute répondu : « je n’en sais rien », en ce que pareilles questions sont si larges qu’elles méritent examen afin d’éviter de proférer des généralités mal fondées.

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« [U]ne peinture qui ne comprend pas un abîme, son propre abîme, qui ne passe pas par cet abîme, qui ne l’instaure pas sur la toile, ce n’est pas une peinture » Gilles Deleuze

Mais pour revenir aux fondamentaux, on peut émettre une remarque à propos des peintres qu’il réunit dans son cours. Ils sont « grands », dit-il, et c’est vrai. Mais Van Gogh, Cézanne, Klee, Staël ou Bacon partagent cette grandeur tragique – que certains ont chèrement payée, Deleuze s’y arrête – d’être tous des peintres qui croyaient à la peinture. Que veut dire « croire à la peinture » ? Un peintre peut-il ne pas « croire » à son art ? On n’en sait rien non plus, en vérité, mais il est un fait qu’au moment même où Deleuze dispense ces cours, de plus en plus de peintres semblent bel et bien ne plus « croire » à la peinture, ils ont renoncé « au jeu d’autrefois », comme le regrettait en 1975 Michel Foucault dans un petit texte mi-amusé mi-désabusé, « La peinture photogénique ».

Un réactionnaire partagerait sans doute une telle idée, mais il faudrait s’empresser de dire qu’il s’agirait, en l’espèce, d’« un réactionnaire très bien », comme Deleuze l’écrit de Langlais. Car cette idée rejoint le constat qu’il formula lui-même par la suite, en 1985, dans L’image-temps : « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. » Le « fait pictural » pourrait « corriger », « spiritualiser » ou « recréer » ce « fait moderne », pour le dire selon la tripartition de Riegl, mais Deleuze conclut quant à lui que « nous avons cessé d’y croire, et [que] l’image est coupée du monde extérieur ». Pour accablante qu’elle soit, cette conclusion ne met cependant un terme ni à l’art ni à la recherche. Elle en déplace en revanche les termes, et peut-être aussi les statuts, ainsi que les éléments, la couleur, la lumière, puisqu’il s’agit à présent d’examiner quel « jeu » les peintres peuvent encore faire jouer en le modulant à l’endroit exact où cette coupure s’est fait jour.