L’ambiguïté des images

Le livre d’Henri de Riedmatten sur les représentations du suicide de Lucrèce à la Renaissance a tout d’une enquête historiographique et iconographique savante, comme savent en mener les historiens de l’art les plus rigoureux. Mais, parce qu’il touche à la question tragiquement transhistorique du suicide découlant d’un viol, à ses implications politiques, morales, religieuses et érotiques, il déborde largement le cadre de l’histoire de l’art, et nous offre une fascinante réflexion sur l’ambiguïté des images muettes que nous a léguées la tradition picturale sur ce sujet, sans doute plus légendaire qu’historique. Les éditions Actes Sud ne s’y sont pas trompées, en destinant l’ouvrage à un public plus large que celui des spécialistes de la discipline.


Henri de Riedmatten, Le suicide de Lucrèce. Éros et politique à la Renaissance. Actes Sud, 304 p., 32 €


L’image de Lucrèce est largement répandue et reproduite. Il n’est pratiquement pas un seul musée d’Europe qui ne possède au moins un tableau figurant le suicide de l’héroïne romaine. Parmi les plus grands, Cranach, Raphaël, Dürer, Sodoma et le Titien en ont donné chacun une ou plusieurs versions. Et bien d’autres moins connus ont répété les maîtres. Il n’en reste pas moins que, si familier qu’en soit le thème à nos yeux d’amateurs, une grande partie de ses enjeux, qui expliquent la persistance de ses résurgences, est tombée dans l’oubli. Tout juste garde-t-on parfois en souvenir le strict argument anecdotique du tableau.

Le drame est censé avoir eu lieu vers 509 avant Jésus-Christ sous le règne de Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome. Son fils Sextus, enflammé par la beauté de l’épouse de son parent Collatin, s’introduit chez elle à l’insu de son mari, et, alternant manœuvres de séduction et menaces sans parvenir à vaincre sa résistance, finit par la violer. Lucrèce convoque alors son père et son mari, chacun avec un ami sûr, dont Brutus, le neveu mal aimé du roi Tarquin. Elle leur raconte la scène, et, faisant part d’une inflexible résolution malgré leurs protestations, se suicide sous leurs yeux en s’enfonçant une dague dans la poitrine.

Le suicide de Lucrèce, d'Henri de Riedmatten

Portrait de Lucrèce par Ambrosius Benson (début du XVIe siècle)

On sait gré à Henri de Riedmatten de nous rappeler les sources livresques de cette histoire. Toutes celles qui nous sont parvenues sont bien postérieures aux événements supposés : principalement l’Histoire romaine de Tite-Live (entre 27 et 25 avant Jésus-Christ) et le second livre des Fastes d’Ovide (entre 3 et 8 après J.-C.). Quelles qu’aient été les sources antérieures, l’histoire de Lucrèce a pris au fil des siècles un sens politique durable. Car sa mort, telle que narrée par Tite-Live, a pour conséquence la fin de la monarchie romaine. L’un des témoins de son suicide, Brutus, exhorte avec succès le peuple à se soulever contre la tyrannie des Tarquin, associée à ce viol, et fonde ainsi la république romaine. Que la révolte contre un abus sexuel soit l’instauratrice indirecte d’une libération politique, cela ne saurait être indifférent à une conscience contemporaine.

Le suicide de Lucrèce deviendra à la Renaissance le symbole de toute révolte contre un régime tyrannique. Et si les images s’en multiplient à Florence au XVe et au début du XVIe siècle, c’est à la fois pour des raisons d’exemplarité morale et de propagande politique. Durant tout le Quattrocento, l’image de Lucrèce figure dans l’espace privé, sur les panneaux de nombreux coffrets de mariage, parmi d’autres héroïnes de la chasteté tirées de l’histoire de l’Antiquité (et notamment son double inverse, Judith, décapitatrice d’Holopherne sans lui avoir cédé). Sur un plan public, à Florence, Judith et Lucrèce sont associées comme tyrannicides et parangons de la liberté florentine.

Des tableaux de Jacopo del Sellaio et de Filippino Lippi représentant l’histoire de Lucrèce ont pu jouer ce rôle dès les années 1480 sous le règne des Médicis, quitte à ce que le même motif se retourne contre eux durant leur exil entre 1494 et 1513. Mais, à leur retour, le symbole n’allait pas tarder à revenir à leur profit, avec la découverte d’une des premières statues antiques à être désenfouie à Rome, autour de 1512, dans les ruines du Trastevere, et identifiée de façon un peu hâtive à Lucrèce. Les archéologues modernes doutent de cette attribution : la statue sans membres et sans tête relevait sans doute d’un type d’Aphrodite voilée.

Quoi qu’il en soit, deux artistes majeurs liés au cardinal Jean de Médicis allaient « restaurer » la figure mutilée de cette « Lucrèce » : Raphaël, dont on a retrouvé un dessin à la plume et encre brune sur pierre noire datant des années 1508-1510, et Marcantoni Raimondi, dans une gravure copiée d’après le premier vers 1510-1512. Dans les deux œuvres, Lucrèce est représentée seule et reprend plusieurs traits de la statuaire antique d’un type d’Aphrodite dit « Louvre-Naples ». De son côté, le cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X, consacre un poème à la redécouverte de la statue de « Lucrèce », vantant sa chasteté. Henri de Riedmatten y voit « le réinvestissement symbolique […] de cette figure au sein d’une dynamique de restauration politique de la “République” médicéenne ».

La figure de Lucrèce n’avait pas fini de servir des causes. Et, tout comme sa « sœur » Judith, au nord des Alpes, dans les années 1520-1530, elle se trouve enrôlée dans une défense du luthéranisme à travers un jeu précis et subtil d’allusions que résume Henri de Riedmatten : « Martin Luther en personne recourt à plusieurs reprises au récit de Lucrèce légitimant selon lui non pas une révolte des masses, mais le fait qu’une résistance passive soit nécessaire à la préservation de la vertu ; et que si cette résistance devait être défaite par la force des armes (le viol de Lucrèce par Tarquin), le tyran ayant permis les exactions de son entourage doit lui-même être renversé par les autorités compétentes. »

Le suicide de Lucrèce, d'Henri de Riedmatten

La mort de Lucrèce (anonyme, sans doute un élève du Titien (XVIe siècle)

Cependant, les figurations de Lucrèce à la Renaissance se laissent malaisément enfermer dans leur statut légendaire d’exemplarité morale et politique. La confusion de l’Aphrodite du Trastevere avec l’héroïne romaine de la chasteté est symptomatique d’une ambivalence des images qui devait irrésistiblement s’accentuer à travers l’érotisation plus ou moins explicite des représentations ultérieures de Lucrèce. Pour en saisir tout à fait les raisons, il faut revenir à la tradition des textes et à leurs successives évaluations morales du suicide de Lucrèce.

Des historiens ont remarqué que les jugements de Tite-Live étaient anachroniques par rapport aux valeurs de la Rome monarchique où était censé s’être déroulé le drame. Effectivement, Tite-Live estime Lucrèce innocente de son viol et voit dans son suicide un acte libre, quasi viril, qui, tout à la fois, venge son déshonneur et, par émulation, arme le bras de Brutus, autre humilié de la monarchie des Tarquin. Mais, dans la Rome monarchique et héréditaire du Ve siècle avant Jésus-Christ, le sang de Lucrèce aurait été unanimement considéré comme souillé par le viol et elle n’aurait eu d’autre choix que de se donner la mort.

Quelques siècles après Tite-Live, Augustin reprend le débat sur Lucrèce dans La Cité de Dieu (livre I, chap. 19) avec le regard d’un père de l’Église. Il lave Lucrèce de la culpabilité de son viol, puisqu’elle l’a subi sans aucune intention coupable. Mais son suicide le rend plus perplexe car il n’est guère acceptable doctrinalement. Lucrèce n’aurait-elle pas dû résister à cette tentation comme l’ont fait après elle les martyres chrétiennes ? N’aurait-elle pas fait preuve d’orgueil dans cet acte guidé par le sentiment de l’honneur ? Ou pire, aurait-elle voulu se punir de la jouissance qu’elle aurait éprouvée malgré elle ? Paradoxalement, c’est Augustin qui, par cette dernière suspicion, ouvre la voie à une érotisation du viol de Lucrèce.

Un dernier texte, rédigé au XVe siècle par Coluccio Salutati, chancelier de la république florentine, a encore contribué à infléchir dans ce sens la vision du viol de Lucrèce. Il s’agit de la Declamatio Lucreciae, écrit qui, comme l’écrit Riedmatten, sert une visée politique « en ce qu’il participe d’une défense rhétorique contre la tyrannie et entend assurer la fondation de la République de Florence en resserrant ses liens avec l’ancienne République romaine ». Il prend la forme d’un débat exposant les arguments pour et contre le suicide de Lucrèce, au moment où elle annonce sa décision à son mari, Collatin. Pour Collatin, Lucrèce, qu’il décrit comme une statue de marbre nue et impassible lors de son agression, est innocente, et il lui fait remarquer qu’en se suicidant elle ferait de lui un veuf et de ses enfants des orphelins. Mais, dans sa partie de la Declamatio, parmi d’autres raisons qu’elle invoque pour se donner la mort, Lucrèce renforce l’hypothèse d’Augustin en faisant mention de ses « membres désobéissants » et déclare vouloir « venger par l’épée ce triste et déplaisant plaisir, de quelque sorte qu’il ait pu être ».

Avec quelques décennies d’avance, le texte de Salutati préparait donc l’apparition dans les ruines du Campo Fiori d’une ambiguë « Lucrèce-Vénus » qui allait servir de prototype aux œuvres de Raphaël et de Raimondi. Et dès lors, la pensée par images a pris le relais des arguties rhétoriques dans son érotisation de la figure de Lucrèce. Il est ainsi remarquable que Marcantoni Raimondi ait adopté exactement le même type, emprunté à l’Aphrodite dite « Louvre-Naples » (Aphrodite en contrapposto, c’est-à-dire légèrement déhanchée sur une jambe, vêtue d’un chiton qui révèle ses formes et laisse un sein découvert), pour graver vers 1510 le suicide de Didon et celui de Lucrèce, condensant ainsi les figures de l’amante déçue par la fuite d’Énée et de la chaste épouse abusée par un puissant. Dès lors les équivoques picturales ne cessent plus de se multiplier.

Le suicide de Lucrèce, d'Henri de Riedmatten

Portrait de Lucrèce par Sebastiano Ricci (1685)

La plus perverse est sans doute à trouver dans le tableau de Sodoma vers 1513-1516 : une Lucrèce dont la complète nudité est suggestivement soulignée par un voile transparent s’apprête à se porter à la poitrine un second coup de dague, mais elle est étroitement entourée par deux figures d’arrière-plan : son bras est retenu (ou encouragé ?) par la main de son mari, Collatin, tandis que son père, Spurius Lucrétius, semble embrasser son épaule et étreindre sa hanche dans un geste de soutien (ou de désir et d’ostension qui l’offre à la convoitise du spectateur ?). Il est difficile à un regard moderne de ne pas relever la forte charge fantasmatique d’une telle représentation où il n’est pas un seul geste qui ne puisse prendre deux sens contradictoires.

Plus généralement, on a relevé que, dans toutes les figurations du suicide de Lucrèce, le coup de poignard de Lucrèce est, en même temps qu’une réparation, un redoublement de son viol, outre le fait que son dénudement, de plus en plus affirmé dans les années 1520-1530, l’expose à une forme de défloration scopique par le spectateur. Dans un tableau attribué au Titien, une Lucrèce voluptueuse apparaît entièrement nue, ne voilant que son regard, comme pour échapper à la honte du plaisir qu’elle fournit à ses contemplateurs. Et au nord des Alpes, Cranach n’est pas en reste, peignant de nombreux suicides de Lucrèce voilées de transparences, dont certaines, sur fond noir, sont les exacts pendants de Vénus du même type.

Pour conclure cette série d’équivoques lucrétiennes, on peut, avec Henri de Riedmatten, se pencher sur l’énigme que constitue un très beau tableau de Lorenzo Lotto, Portrait de femme tenant un dessin de Lucrèce (vers 1533). Une élégante jeune femme vénitienne tient de la main gauche un dessin du suicide de Lucrèce, tout en désignant de la main droite un cartel posé sur une table où l’on peut lire : Nec ulla impudica Lucretiae exemplo vivet (« pas une femme ne se réclamera de Lucrèce pour survivre à son déshonneur »). Symptomatiquement, les spécialistes se sont déchirés sur le statut de la jeune femme et sur le sens de son geste. Pour les uns, c’est une courtisane qui présente ironiquement l’exemple de vertu qu’elle entend ne pas suivre. Pour les autres, c’est une honorable femme mariée qui, à l’exemple de Lucrèce, montre à son époux les gages de sa chasteté…

Aux deux extrêmes, Lucrèce a ainsi pu incarner une courtisane cynique et une figure païenne héroïque de « proto-martyre », exemplaire par son esprit de sacrifice. Henri de Riedmatten a même pu découvrir chez le graveur Hans Baldung Grien, élève de Dürer, un parallèle frappant entre la physionomie d’un Christ homme de douleur et celle d’une Lucrèce se poignardant. Suivant la piste du « corps transpercé » et du sang versé, il a repéré dans le premier quart du XVIe siècle en Flandre un ensemble d’analogies christiques présentant Lucrèce comme « une victime innocente et propitiatoire ». Et il se livre à de trop brèves réflexions finales sur les dispositifs picturaux impliquant une ouverture de l’image et qui nouent « pénétration de l’espace de représentation et pénétration de l’espace du corps ».

Que conclure d’un tel parcours ? Le regretté Daniel Arasse, dans ses Histoires de peintures, disait qu’une des premières lectures qu’il recommandait à ses étudiants pour une juste intelligence des images était celle de L’interprétation des rêves. Effectivement, pas plus qu’il n’y a pour Freud de « clef des songes » univoque, il n’y a en histoire de l’art d’explication iconographique simple des représentations. Certes, il existe une tradition textuelle de l’histoire de Lucrèce, pleine d’inflexions diverses et que l’on a le devoir de retracer et de connaître. Mais, de son côté, la peinture « pense ». Son régime de pensée est fait d’allusions plus ou moins cryptées à un contexte historique toujours renouvelé. Il est aussi fait d’associations contradictoires à caractère souvent fantasmatique et de réflexions implicites sur l’acte de voir. Il en découle une extraordinaire plasticité sémantique des motifs supposément identiques qui peuplent les musées. Tout grand tableau est une énigme à résoudre et le questionnement du spectateur fait lui-même partie de cette énigme.

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