On ne saurait compter les ouvrages consacrés cette année à l’Allemagne d’avant la catastrophe nazie. Il y a certes le chiffre rond des quatre-vingts ans de la défaite du Troisième Reich, mais la véritable raison est autre. Ce passé fait peur. Ou, plus exactement, on a peur que son histoire préfigure ce qui pourrait advenir. On repère trop de signes indiquant que tout pourrait recommencer. En pire naturellement, et ailleurs.
L’historien et essayiste berlinois Götz Aly remet volontiers en cause les idées reçues. Il y a peu, il a osé prétendre que le terme de « dictature », rituellement apposé à celui de la RDA (Allemagne communiste) en la réduisant à sa police politique (Stasi), n’expliquait pas grand-chose. Il faut dire que, spécialiste d’Auschwitz et du IIIe Reich, il connaît une dictature bien plus performante. Cette fois, il a posé la question qui pourrait s’apparenter à la Gretchenfrage, l’éternelle question pas si simple que ça et qui dérange (ça vient du Faust de Goethe) : comment la société allemande a-t-elle pu permettre le nazisme ? Plus concrètement, comment dix-huit millions de soldats allemands ont-ils pu terroriser le monde, et des centaines de milliers d’entre eux commettre génocides et massacres sans précédent ? On pourrait croire la question épuisée. Si l’on en juge par l’intérêt qui lui est inlassablement porté, il semble qu’il n’en est rien.
Paru fin août, le livre de Götz Aly est déjà un bestseller. On parle de magnum opus. Il est vrai qu’il fait près de 800 pages et que l’auteur est une vedette comme savent en créer les médias. Des rencontres sont prévues dans toute l’Allemagne et naturellement à Francfort dont il sera le livre-phare de la Buchmesse, le salon du livre, à la mi-octobre. On ne peut pourtant pas dire qu’il apporte la réponse définitive, pour autant qu’il y en ait une. Mais Aly a un style bien à lui : il se lit vite et bien, il est cultivé et radical.
Son but : mettre à nu les mécanismes de domination. Les Allemands n’étaient pas plus idiots, fanatiques et violents que d’autres peuples. Et pourtant, très vite, ils sont devenus des exécuteurs dociles de plans assassins : l’euthanasie des malades mentaux ou handicapés, la stérilisation forcée, furent le premier jalon d’une série de meurtres commis par des Allemands sur des Allemands, préparant le terrain au génocide des Juifs et des Tziganes. Certes, l’Église protesta, mais pas autant qu’elle aurait dû le faire, et d’ailleurs elle fut elle aussi rapidement mise au pas. Pour de peu glorieuses raisons. En 1938, un procès fait état de délits sexuels de prêtres…

Les syndicats, quant à eux, avaient abdiqué bien avant, dès le 2 mai 1933 où ils sont interdits. Il n’y aura pas de grève générale ni de grandes manifestations. Depuis l’incendie du Reichstag en février, ils n’ont plus de dirigeants. Ces derniers sont en exil ou en camp. Ou bien font profil bas ou encore… adhèrent à la politique sociale, laquelle est loin d’être négligeable : augmentation des retraites, emploi, vacances. Dissous, les puissants syndicats intègrent le Deutsche Arbeitsfront (DAF), le front du travail. Cela ne leur plait guère qu’on le leur rappelle aujourd’hui, dit Götz, mais c’est une réalité : ils ont été achetés, séduits, corrompus par les nazis.
Les Allemands sont devenus un peuple de « profiteurs ». Foin du soi-disant charisme de Hitler et même, dans une moindre mesure, de la répression, car au début tout va bien ! Tout le monde trouve son compte dans l’exil des antifascistes et l’expropriation des biens juifs, des places vacantes sont à prendre, et Aly d’enfoncer le clou en affirmant que Hitler n’était pas venu aux Allemands. Au contraire, les Allemands seraient « venus à Hitler ». Ils l’avaient, dit-il, élu, vénéré et acclamé. Rapidement, un « mouvement identitaire de masse s’était formé, mettant fin aux humiliations subies et au chaos social » de la république de Weimar.
Tout cela est un peu péremptoire dès lors qu’on ne prend pas suffisamment en compte la politique désastreuse qui réduisit à peu de chose la capacité de résistance des partis du mouvement ouvrier, alors le plus puissant d’Europe. Mais l’hypothèse marxiste n’a plus cours. (Rappelons-nous, autrefois c’était Staline, avec sa thèse de la social-démocratie et des nazis, frères jumeaux, reprise par les communistes allemands, qu’on estima responsable de la faiblesse de la résistance.) Le consentement n’aurait basculé que lorsque les défaites avaient succédé aux victoires. La politique d’extermination se serait intensifiée au fur et à mesure que l’Allemagne était en train de perdre la guerre. L’assassinat des Juifs d’Europe, décidé lors de la conférence de Wannsee en janvier 1942, se serait déroulé ouvertement, cela aurait été chose publique et connue en Allemagne.
Les premières critiques rappelleront à Aly que les camps d’extermination furent en territoire conquis polonais, ce qui n’est pas faux, mais Buchenwald, Dachau, Ravensbrück et Sachsenhausen, dont ne sortait aucune fumée de crématoires qui eût pu déranger le bon peuple, furent bel et bien en Allemagne, à une heure de Berlin, Weimar ou Munich. Il y aurait sans doute des bémols à introduire pour comprendre cet Amoklauf (cette course vers la mort) des Allemands qui les conduisit à leur perte. À commencer, comme on le verra dans les recensions suivantes (et sans oublier Les irresponsables de Johann Chapoutot), avec la thèse du peuple allemand qui aurait élu Hitler. Car ce n’est pas tout à fait ce qui s’est passé. Pourtant, même Götz Aly ne remet pas en cause la phrase consacrée, à tel point qu’on n’y prête plus attention, selon laquelle Hitler aurait pris le pouvoir, alors qu’on le lui a donné. Ce qui, du coup, exonèrerait les véritables fossoyeurs de la république de Weimar qui ne sont pas exactement le peuple.
Mais il a d’autres objectifs tout aussi respectables : tout d’abord, refusant de parler de « l’État nazi », qui aurait fait d’une « clique » (comme avait dit le premier chancelier de l’Allemagne vaincue, Konrad Adenauer) les seuls responsables de la catastrophe, il parle des « Allemands ». Tous coupables, à divers degrés, cela s’entend. Pour lui, ceux qui n’ont pas marché avec le régime ne sont pas pour autant des résistants. On a tôt fait d’en voir, en exaltant par exemple des héros solitaires, arbres qui cachent la forêt. Comme on les aime aujourd’hui ! Les catalogues d’éditeurs sont remplis de leurs biographies. Il est vrai qu’elles font chaud au cœur car ils – le plus souvent elles – n’étaient pas si nombreux… Mais Aly a un autre message : les régimes agressifs doivent être combattus avant qu’ils ne deviennent répressifs. À l’heure de l’illibéralisme galopant et de ce qui l’accompagne, à bon entendeur, salut !