La Grande Berlin

Berlin n’est pas seulement une destination prisée depuis trente ans. C’est aussi une ville qui fascine et inspire. On compte d’ailleurs plusieurs ouvrages de très bons spécialistes français qui lui sont consacrés : Berlin de Cyril Buffet, Sociologie de Berlin de Pascale Laborier et Denis Bocquet, Berlin, métropole culturelle de Boris Grésillon, Berlin chantiers de Régine Robin… Mais voici la biographie de la ville, près de mille pages écrites comme d’un seul jet. Un exploit, réalisé par le journaliste Jens Bisky. Un plaisir de lecture aussi, hélas seulement pour les germanophones, qui peuvent aussi relire l’autobiographie de l’auteur, né un certain 13 août.


Jens Bisky, Berlin. Biographie einer großen Stadt [Berlin. Biographie d’une grande ville]. Rowohlt, 975 p., 38 €

Jens Bisky, Geboren am 13. August. Der Sozialismus und ich [Né le 13 août. Le socialisme et moi]. Rowohlt, 252 p., 10,40 €


Commençons par présenter l’auteur, né non pas le 13 août 1961, date de l’érection du Mur, mais cinq ans plus tard, et non pas à Berlin, mais à Leipzig. Journaliste comme son père, Lothar Bisky, auteur d’un célèbre The show must go on, Jens est issu d’une de ces familles « normales » de l’Allemagne de l’Est dont on oublie un peu l’existence : des parents n’appartenant ni à l’aristocratie des antifascistes, pères fondateurs de la République démocratique allemande, ni à la nomenclature communiste. Des citoyens en accord avec le régime pour ce qu’il avait de positif à leurs yeux (régime fondé en opposition à l’Allemagne nazie, promesses d’égalité des chances, mise en place d’une politique sociale, etc.). Une famille aussi où on a le « goût du travail », ce qui expliquerait peut-être les cinq ans de réclusion pour écrire pareille somme. Près de mille pages, donc, 1 595 notes de bas de page et 500 titres dans la bibliographie. Des livres lus par l’auteur, qui plus est, ce qui revient à la lecture de 100 livres par an…

Jens Bisky, Berlin. Biographie einer großen Stadt

Berlin (2005) © Jean-Luc Bertini

Jens Bisky a quinze ans lorsque sa famille part s’installer à Berlin-Est. Elle reçoit un appartement dans le quartier le plus ingrat, Marzahn, une mer de Plattenbauten (les HLM locaux) qui s’étend à perte de vue et où, dit-il, « même les fleurs ont l’air triste ». Il éprouve la nostalgie de Leipzig, déteste Berlin. Quarante ans plus tard, il écrit l’ouvrage le plus érudit qui soit sur Berlin, des origines à nos jours – ou presque.

Berlin est une capitale tardive. Capitale officielle de la Prusse, elle ne devint celle de l’Allemagne qu’après l’unification des länder par le chancelier Bismarck, en 1861, ravissant ainsi la première place à Potsdam. Elle résulte de la réunification de villages le long de la Spree. « Au début était la Spree. À dix kilomètres de son estuaire dans la Havel […] il y a environ 800 ans, surgirent deux villes : Berlin et Cölln. » Les douze districts qui occupent aujourd’hui une superficie de 90 000 ha (près de 10 fois celle de Paris) correspondent à peu près au nombre de villages progressivement réunis, Neukölln l’ayant été seulement en 1920. Ce conglomérat a pour effet la présence dans Berlin de terrains vagues (Brachlandschaften) qui séparaient les villages et marquent encore sa topographie, narguant (de moins en moins) les promoteurs. D’un quartier à l’autre, il vous arrive à Berlin de traverser une forêt de pins, un immense entrepôt de ferraille, un parc plus ou moins bien entretenu – ainsi le célèbre Tiergarten. Ces espaces verts donnent à la ville la physionomie aérée que lui envient tant de villes confinées. Avouons aussi que sa destruction presque totale à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis sa division, avec, en son cœur, sa « bande de la mort » (Todestreife) minée et dominée par les miradors pour empêcher la fuite de citoyens de l’Est, ont pu l’aider à conserver cet aspect. D’autant qu’avec seulement 3,6 millions d’habitants, Berlin donne encore le sentiment de flotter dans des habits trop grands.

Autre caractéristique : Berlin d’hier comme d’aujourd’hui est une ville de « nouveaux venus ». Les principaux et les premiers furent les Huguenots et les Juifs. En réponse à la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV (1685), Frédéric-Guillaume Ier signa dix jours plus tard l’édit de Potsdam qui invitait les protestants français à rejoindre la Prusse. Plus de 20 000 le firent. À la fin du XVIIe siècle, les Huguenots installés à Berlin sont 5 500 sur les 22 000 habitants que compte alors la ville. On leur doit d’ailleurs une forte empreinte du français sur l’idiome local : un jour où je ne savais dire comment un propos était « déplacé », quelqu’un me souffla « deplaziert », tout simplement.

Jens Bisky, Berlin. Biographie einer großen Stadt

Berlin (2005) © Jean-Luc Bertini

Les Juifs, quant à eux, vinrent de Vienne après que Léopold Ier, de la dynastie des Habsbourg, leur eut donné l’ordre de quitter l’Autriche au plus tard à la Pentecôte de l’an 1671. Après des négociations en monnaie sonnante et trébuchante, le roi de Prusse accepta d’accueillir les familles les plus riches. L’historien Ludwig Geiger voit en eux les fondateurs de la communauté juive. Ils ne furent autorisés qu’en 1712 à poser la première pierre d’une synagogue, laquelle fut totalement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale.

Enjambons les siècles, extrêmement bien documentés par Jens Bisky, et retrouvons la partie contemporaine, le Berlin de la guerre froide, grouillante d’espions de toute obédience, si excitante pour qui pouvait aller à sa guise dans les deux parties de la ville. Ces quarante années ont inspiré quantité de romanciers (John Le Carré, bien sûr) et de réalisateurs de films qu’on peut revoir sans se lasser. Donnons à ce sujet la palme à Billy Wilder, Juif berlinois qui revint sous l’uniforme américain, avec La scandaleuse de Berlin, incarnée par Marlene Dietrich, revenue elle aussi pour l’occasion sur les lieux du crime (A Foreign Affair, 1948), et One, Two, Three (1961), avec son célèbre « Sitzen machen ! ». Mais on n’oubliera pas bien sûr les films plus anciens, ceux d’avant la catastrophe allemande, lorsque Berlin signifiait modernité et créativité artistique, avec notamment, ces deux références qui ont, à juste titre, la préférence de Bisky, Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (Walther Ruttmann, 1927) et Menschen am Sonntag (1929). On y voit notamment le Berlin industrieux qui formera les bataillons du mouvement ouvrier le mieux organisé d’Europe, dont on n’aurait jamais pu imaginer alors la destruction à venir dans les camps de concentration et sur les champs de bataille.

Originaire de l’est de Berlin, Jens Bisky pose sur la ville divisée un regard presque détaché, dépourvu d’arrière-pensées anti-communistes ou anti-Ouest, selon le cas. Non pas qu’il idéaliserait le Berlin de sa jeunesse (il ne mobilise d’ailleurs jamais sa propre mémoire dans son livre), mais il excelle dans un digest des événements essentiels survenus dans les deux îlots berlinois : un Berlin-Ouest enclavé et un Berlin-Est vitrine du reste de la RDA. On reconnaît le style fluide qui caractérise son écriture dans la Süddeutsche Zeitung, mais aussi l’art et la pratique du « feuilleton » allemand qui n’a pas d’équivalent en français, des essais auxquels la presse quotidienne sait faire une place.

Jens Bisky, Berlin. Biographie einer großen Stadt

Entrée du Altes Museum, Berlin (2005) © Jean-Luc Bertini

Aujourd’hui, Berlin est « une ville pauvre mais sexy », comme avait pu le dire l’ancien maire, Klaus Wowereit, et comme on peut encore la caractériser. Berlin n’est pas une belle ville, comment pourrait-elle l’être, elle qui fut reconstruite de bric et de broc ? Pourtant, visuellement, les effets positifs de la réunification ont sans doute été la rénovation des barres de béton (Plattenbauten) qui avaient donné sa légendaire couleur grise à la ville. « Sexy », en raison de la vitalité de sa vie culturelle à laquelle contribuent, nichés dans tout espace vert qui a réussi à se faire une place, des projets alternatifs de toutes sortes. Son côté chaotique et inachevé, bohème et volontairement négligé, évoquerait Brooklyn et certainement pas Paris, ville-musée : les clichés contiennent parfois une part de vérité !

Berlin est une ville perpétuellement en chantier. Où est donc passée la fameuse efficacité allemande ? Encore un cliché sans doute – mais que dire d’une ville qui n’arrive pas à achever un projet d’aéroport digne d’une capitale depuis près de dix ans et où la magnifique allée des Tilleuls (Unter der Linden), que la RDA avait si bien su entretenir, n’est depuis cinq ans qu’immense blessure à ciel ouvert étendue de l’Opéra (dont le jardin a été sacrifié) à la porte de Brandebourg ? La ville a dépensé beaucoup d’argent pour effacer les traces de la RDA, ainsi le célèbre Palast der Republik, lieu de la Chambre du peuple, dont la destruction a coûté des millions. Berlin en a aussi, il est vrai, exhumé d’autres, ainsi celles qui rappellent les crimes du IIIe Reich.

Ville « pauvre », Berlin est aujourd’hui le refuge d’autres « nouveaux venus », Turcs, ex-Soviétiques, Iraniens, Syriens. Le melting pot ne fonctionne pas comme jadis, mais il fonctionne mieux qu’en France, semble-t-il. À Berlin, on devient très berlinois. Rien n’est plus étranger à Jens Bisky qu’une nostalgie de bon ton. Comme sa ville, il va de l’avant. Berlin regorge toujours de projets plus audacieux les uns que les autres, sans que cela déchaine les passions tristes des esprits conservateurs (qui, de toute façon, vivent ailleurs, à Munich ou au bord du Rhin). Ainsi le dernier en date, qui me réjouit particulièrement : le projet de plage aménagée au bord de la Spree, au pied de l’île des musées (Museuminsel), le plus bel endroit sans doute de Berlin, qui ne compte pas beaucoup de beaux endroits. Bien sûr, cela n’est pas pour bientôt et on peut même douter de sa faisabilité. Mais en attendant, on peut toujours, c’est l’affaire de quelques stations de métro ou de tramway, aller se baigner à l’ouest à Schlachtensee, à l’est à Weissensee. Il y a aussi Wannsee, bien sûr, mais on préfèrera les autres lacs, nombreux et moins chargés d’histoire.

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