Un navire de papier

« L’acte de l’écriture doit combler la béance de l’histoire » écrivait Édouard Glissant. Les traces de l’empire colonial français et de la traite négrière sont présentes partout dans Nantes, la ville natale du germaniste Jean-Paul Barbe. Tellement présentes qu’elles pourraient passer inaperçues. Un long détour par les cultures non européennes, et la traduction du pamphlet poétique de l’écrivain allemand Volker Braun consacré à un épisode occulté du colonialisme allemand en Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’ont ramené à son héritage critique nantais et aux négriers.

Jean-Paul Barbe | Retours des Indes. Portrait fantôme d’un négrier. Illustrations d’Axelle Dedietrich. Maisonneuve & Larose/Hémisphères, 148 p., 25 €

Les recherches quantitatives sur la traite se sont multipliées depuis une vingtaine d’années. Mais il y manque le récit de la vie quotidienne des hommes de ces « navires-sociétés » avec leurs tensions et leurs incohérences. Il y manque aussi la parole noire. Jean-Paul Barbe le reconstruit à partir des quelques éléments puisés dans une langue qui nous plonge « dans la dimension d’un autre temps ».

Nous embarquons depuis Paimbœuf pour la Guinée, en compagnie d’un charpentier qui doit adapter le vaisseau au transport de la marchandise humaine : donner une légère pente au plancher pour mieux évacuer la saleté, construire une cloison dans l’entrepont qui isolera le « parc aux femmes ». Il faut aussi un forgeron qui installera une herse à dents pointues. « Afin que nul n’escalade. » Armer un navire pour la traite, c’est toute une affaire. La marchandise que l’on va chercher est précieuse. Il faut éviter que les captifs se suicident en sautant par-dessus bord. En 1730, Le capitaine Tercelin, commandant le Maurepas, notait dans son journal le « suicide d’une négresse avec son enfant négritte encore à la mamelle ». Jean-Paul Barbe imagine que c’était le jour de Noël, et que la suicidée était une captive que pour l’occasion on avait costumée en Vierge Marie.

Après la première « cueillette » de captifs, quelque part en Guinée, ou bien entre le Cap-Vert et Gorée, on répartit la population du navire. Les matelots dormiront sur le pont, « parmi les voiles affalées, les cordages enroulés, les vergues de rechange, des bailles vides, un pélican en difficulté devenu mascotte ». Les captifs, nus, fers aux pieds, enchaînés par deux, sont entassés dans l’entrepont, autorisés cependant à remonter chaque jour de cette resserre fétide pour faire leur provision d’air et avaler leur « gamelle de mer ». Ils doivent également danser sur le pont pour maintenir leur corps en bon état, et même parfois faire de la musique pour combattre la mélancolie qui affaiblit nombre d’entre eux et met leur vie en danger. Les dégâts psychiques provoqués par l’entassement et la promiscuité extrême (où font-ils leurs besoins ? se demande Jean-Paul Barbe) qui altèrent la résistance physique n’ont pas été pris en compte jusqu’à présent par les chercheurs.

« Bâtiment négrier fuyant les croiseurs et jetant ses captifs à la mer », dessin de Léon Morel-Fatio (1844) © CC0/Archives du Havre/WikiCommons

Parfois, sur La Plaisanterie ou l’Abracadabra, les matelots trompent leur ennui en  jouant aux cartes, en se livrant à des « joutes oratoires » ou en exécutant des pantomimes. L’escouade de captifs du moment, « accroupis autour de la chaudière, en train de manger son gruau et de prendre l’air, une petite demi-heure », les observe, tout comme les captives « agglutinées derrière la claire-voie de l’infranchissable grille de bois qui coupe le bateau en deux, avec ses griffes de fer en haut ». Peut-être rêvent-ils aussi à une prochaine révolte ? « Pas de campagne de traite, nul négrier, sans sa révolte ». Les mutineries des équipages sont nombreuses. Larvées ou résorbées, elles se soldent par des désertions à Principe ou aux Antilles. Au grand dam des négriers qui veulent les maintenir en bon état physique pour en tirer le meilleur prix possible, les captifs inventent la grève de la faim, peut-être pour obtenir plus d’eau de vie ou des fèves sans charançons, ou encore prolonger une escale le plus longtemps possible. Sans doute leur est-il arrivé de répondre à la « subordination contrainte et parfois de façade » par de petites rébellions collectives, s’écriant, par exemple, tous ensemble en igbo : « igoué bou iké ! » « La multitude c’est la force. »

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

La plupart des auteurs jugent que le succès d’une révolte de captifs était inenvisageable. Jean-Paul Barbe interroge les indices et sa conclusion est différente. Une archive renvoie à un navire forban, mené par un équipage composé de trente Blancs et de vingt-deux Noirs « ainsi que de négresses » qui, le 28 septembre 1722, arraisonne La Généreuse et la réquisitionne. En 1782, sur L’Augustine, « les Noirs de révoltent, s’emparent du bâtiment, évacuent l’équipage blanc et appareillent sans difficulté ». Vers où, nul ne le sait. Arrivés à terre, certains captifs devenus esclaves réussissent, un temps, à échapper aux mailles du filet. Détaillant leur identité, les avis de recherche jettent un faible pan de lumière sur ces vies minuscules.

Les sentiments qui dominent à bord d’un navire négrier sont l’ennui, le dégoût, mais surtout la peur. Les Noirs, bien sûr, ont  peur. Peur de ne jamais retrouver la Guinée. « Peur d’être engraissés à bord pour être emmenés au pays des Blancs où ils seront mangés », ignorant que, sur la plantation, c’est l’exploitation forcenée qui les dévorera à petit feu. Mais les Blancs aussi ont peur. Peur que le vaisseau acheté au rabais ne tienne pas toute la campagne. Peur des bancs de sable, de la maladie, de l’eau croupie, peur de la mort qui, à chaque voyage, frappe 7 % de l’équipage.

Durant le voyage, les officiers de plume consignent sur leurs grands registres tout ce qui entre et sort du navire et en tiennent la comptabilité. Ils n’accordent pas plus de dignité à la cuiller en bois percée d’un trou qui pend au cou des captifs, et dont sait qu’elles valent huit livres pour deux cents pièces, qu’aux captifs eux-mêmes, privés d’air, d’espace, d’identité, mais estimés à mille livres. Au fil des pages que l’on suit comme si l’on naviguait, affrontant des tempêtes et changeant parfois de cap, Jean-Paul Barbe leur restaure leur pleine humanité. Dans ce beau livre, qui est aussi un bel objet – et il faut ici saluer le talent de l’illustratrice –, il déploie des trésors d’imagination pour créer ce qui n’est ni tout à fait une fiction ni simplement un travail d’historiographie.