La brousse, la cage et l’oiseau

Retour sur razzia coloniale. À l’occasion de l’exposition critique au musée du Quai Branly sur l’expédition Dakar-Djibouti de 1931-1933 (l’équipée de Marcel Griaule), l’ouvrage de Julien Bondaz prend une place singulière. Les singes et autres éléphants sont abandonnés au profit des oiseaux oubliés dans cette aventure endiablée. Une petite tache noire sur le dos des éléphants, qui disparaît au moindre bruit ?

Julien Bondaz | Poussière d’oiseaux. Une autre histoire de la mission Dakar-Djibouti. B42, 144 p., 19 €

Cette mission collective de Griaule est considérée comme un moment colonial fondateur de l’ethnologie professionnelle française. Sur des dizaines de missions menées de 1880 jusque dans les années 1935 (de l’expédition dans le grand Bélédougou de Jean-Marie Bayol à celle d’Arnaud-Cortier aux confins sahariens), celle-ci est portée par deux institutions historiques : le Muséum national d’histoire naturelle et le musée d’Ethnographie du Trocadéro, avec une collection de dizaines de milliers d’objets, de spécimens naturalistes, de photographies et de fiches d’enquête. Jusqu’à l’indigestion. Exposition coloniale internationale oblige ! On s’y presse en famille (huit millions d’entrées), curieux de voir ces peuples « autochtones » exhibés avec leurs animaux en foire.

Mais il est un bestiaire qui restera un siècle dans les réserves : celui des oiseaux. Peu d’intérêt se manifeste pour ces volatiles. Il est pourtant une histoire fantôme exhumée par Bondaz qui s’interroge sur ces boîtes pleines de peaux d’oiseaux, de plumes et d’ailes raidies, de becs et de têtes enfermés dans des tiroirs et des armoires. 170 oiseaux extraits de l’histoire sans mot dire. À lire la place de ces volatiles dans la longue histoire de la musique, des chants et du souffle de la poésie, cherchez l’erreur ?

Julien Bondaz s’interroge : et si l’ethnologie française sur le continent africain découlait massivement d’un paradigme cynégétique ? Si la passion souterraine de cette bande de naturalistes, botanistes, peintres, musicologues, linguistes, opérateurs de cinéma – derrière Michel Leiris – se portait sur ce langage diurne et nocturne, une attention musicale, le chant d’oiseau et ses mélodies, ses appels et ses messages divins, ses interprétations offertes par les habitants ? Sinon, comment expliquer que tant d’oiseaux aient été capturés vivants puis tués-empaillés-séchés-au-soleil, puis épinglés pattes ouvertes-découpés-recollés au-delà du plaisir de la collection, de la science et des études zoologiques ?

Julien Bondaz, Poussière d’oiseaux. Une autre histoire de la mission Dakar-Djibouti.
« La mission Griaule enrichit le musée du Trocadéro du butin recueilli au cours de sa mission Dakar-Djibouti », L’Intransigeant (01/03/1933) © Gallica/BnF

Écartons un moment le zoo et ses éléphants, ses girafes et ses lions. L’ethno-zoologie naît probablement dans ce moment, grâce à Michel Leiris, écrivain surréaliste recruté comme secrétaire-archiviste de la mission, une petite main discrète qui tiendra son journal intime tout au long de la traversée du continent, publié sous le titre L’Afrique fantôme (1934).

Nous y sommes. « L’Afrique fantôme » est peuplée de « hérons, aigrettes, canards, pique-bœufs, jabirus… » et de ces éléphants chargés de ces volatiles blancs qui signalent leur présence. Multiples, chantant, signalant des proies ou des présences, Leiris décrit « ces volants » sans parvenir à leur donner un nom. « L’Afrique est quelque chose ! », souligne Raymond Roussel dans Impressions d’Afrique. C’est l’ethno-zoologie qui émerge, avec d’ailleurs un « permis de capture scientifique » attribué à la mission Dakar-Djibouti, inscrivant ainsi administrativement l’un de ses objectifs : la collecte (voir une discussion récente de Bondaz).

Après Raymond Roussel, Leiris se passionne pour les signes de divination, les avertissements, l’annonce de bonnes et mauvaises nouvelles, les présages, les dangers des mauvais comportements. Toute l’attention se porte sur les chants des oiseaux, leurs cris, hululements, gazouillements et grésillements, des vocalités qui ne cessent d’interroger nos philosophes-poètes-musicologues. 

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Poussière d’oiseaux est une poussée de savoir. Un ouvrage qui crée des liens inattendus, notamment sur le langage des émotions, de nouvelles interprétations entre des instruments inventés, des sifflets et des instruments mélancoliques, comme des coups de bec dans la gorge qui fait entendre l’Afrique. L’analyse avance par analogie entre sifflement, voix et chants. Des liens entre polyphonies d’oiseaux et musiques africaines ; entre les imitations des sons non humains comme origine de la musique ; entre sonorités et rythmes produits par analogie, source d’émotion à la naissance du jazz. L’analogie entre oiseaux et chants de populations extra-occidentales fait écho à cet élan vers l’Afrique.

Plus largement, la collecte de sonorités est une chasse comme les autres. Le geste de la chasse est premier. L’ethnographie – comme la photographie ou la prise de son – est un mouvement de chasse, au sens fort nous dit l’auteur. Les animaux de la mission Dakar-Djibouti forment le ressort d’une sorte d’archéologie, découlant non seulement d’une sémiotique médicale mais aussi d’une recherche indiciaire chère à Carlo Ginzburg. Dans la passion indiciaire de la fin du XIXe siècle, la chasse ouvre mille savoirs. Voir, apprendre et percevoir les traces infimes des empreintes, les branches cassées, les odeurs et les cheminements. Apercevoir, deviner, pénétrer et saisir la proie jamais vue. Toucher, palper, éprouver ce contact avec la peau du serpent ou l’aile diaphane du papillon géant. Décrire et raconter son envol, ses couleurs et ses reflets ouvre des séquences narratives qui feront la joie des poètes et du compagnon de route, Michel Leiris, qui en fera son miel.

L’ouvrage de Bondaz voit juste. L’expérience du déchiffrement et la société des chasseurs ne font qu’un, ajoute Ginzburg, de sorte que la capacité narrative y prend sa source depuis des siècles. Chasse et narration ? « Avant de quitter Dyabougou, visite du village et enlèvement d’un deuxième kono, que Griaule a repéré en s’introduisant subrepticement dans la case réservée. Cette fois, c’est Lutten et moi qui nous chargeons de l’opération. Mon cœur bat très fort car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons. De son couteau de chasse, Lutten détache le masque du costume garni de plumes auquel il est relié, me le passe, pour que je l’enveloppe dans la toile que nous avons apportée, et me donne aussi, sur ma demande – car il s’agit d’une des formes bizarres qui hier nous avait si fort intrigués – une sorte de cochon de lait, toujours en nougat brun (c’est-à-dire sang coagulé) qui pèse au moins 15 kg et que j’emballe avec le masque. » (7 septembre 1931) 

Talonner sa proie, ne pas lâcher la piste, fouiller les buissons, chercher à tout prix et sans relâche, crier ce qu’on voit, ou cru voir, ne serait-ce qu’une ombre, détacher et emballer la bête, suivre un sifflement, entendre des cris qui se répondent, attraper l’oiseau pour le mettre en volière. Le chant aussi se met en cage, avec cet arrière-plan de la ménagerie, du zoo et du cirque. Tous ces gestes sont de parfaits embrayeurs d’analogies. Ils interrogent la part d’imaginaire qui habite le rapport des ethnologues de l’époque aux animaux et à l’Afrique. Une part de rêve qui fait écrire. Avec cet ouvrage, si l’idée d’une ethnographie comme chasse est enfin prise au sérieux, l’arche de Noé fait nichoir pour ces ailes à la dérive.