Narrations, désirs et désillusions

La parution presque simultanée du second tome des mémoires de la féministe américaine bell hooks (1952-2021) et du dernier roman de Chimamanda Ngozi Adichie, autrice nigériane connue entre autres pour son essai Nous sommes tous des féministes, met en lumière des parallèles indéniables et invite à une réflexion sur les croisements entre rêve et réalité dans la fiction comme dans le récit de faits réels.

Chimamanda Ngozi Adichie | L’inventaire des rêves. Trad. de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre. Gallimard, 656 p., 26 €
bell hooks | Rouge feu. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Lorraine Delavaud. Plon, 318 p., 22,90 €

Dans Rouge feu, deuxième volet des mémoires de bell hooks, paru aux États-Unis en 1997, l’autrice s’inspire d’Audre Lorde qui propose « de considérer les rêves et les fantasmes comme une part de la matière que nous utilisons pour nous inventer nous-mêmes ». Un bon quart de siècle plus tard, même s’il s’agit d’une œuvre qui n’est pas autobiographique, Chimamanda Ngozi Adichie écrit un récit où les rêves naissent, vivent et meurent ; « l’inventaire » du titre est le décompte des rêves, comme s’ils étaient rayés d’une liste. On n’est pas très loin de ces phrases tirées des dernières pages de Rouge feu : « Peu importe si je laisse derrière moi un champ de rêves brisés. Mon seul vrai rêve, je le porte à l’intérieur de moi. »

La postface de L’inventaire des rêves précise le projet de Chimamanda Ngozi Adichie dans ce nouvel ouvrage : renouer avec sa défunte mère. Les rêves sont un bon endroit pour rencontrer les morts, comme le personnage d’Omelogor en fait l’expérience en rêvant de son oncle défunt lors de l’anniversaire de sa mort. Ils sont aussi un terrain qui se partage dans la mesure où plusieurs personnes peuvent rêver des mêmes choses ; le rêve américain n’a-t-il pas animé des millions de gens de par le monde ? Le personnage de Kadiatou quitte la Guinée pour les États-Unis mais le rêve tourne au cauchemar quand elle est agressée sexuellement dans une chambre de l’hôtel où elle travaille, épisode librement inspiré de la vie de Nafissatou Diallo. Et c’est là que l’autrice donne libre cours à ses propres rêves : donner à une femme de fiction la dignité refusée à la femme du monde réel, et créer un personnage dont sa mère se sentirait proche.

Chimamanda Ngozi Adichie, L’inventaire des rêves, traduit de l’anglais (Nigéria) par Blandine Longre, Gallimard, 656 p., 26 euros bell hooks, Rouge feu,
« Pictorial quilt », Harriet Powers (1895-1898) © CC0/wikiCommons

La sincérité de l’autrice ne fait aucun doute quand elle évoque son empathie pour Nafissatou Diallo et l’émergence d’un sentiment de sororité, au-delà de la nationalité ou de la classe sociale. L’affaire résonnait avec tout un pan de l’histoire américaine, évoqué par bell hooks bien avant les événements qui ont mis un terme aux ambitions politiques de Dominique Strauss-Kahn, le Français qui a agressé Nafissatou Diallo : « Vous ne pouviez pas grandir dans le Sud de l’apartheid sans savoir que l’homme blanc moyen considérait les femmes noires comme des sauvageonnes, des dévergondées, des « bush mamas ». Mamans, putes ou prostituées, faites votre choix. C’est comme ça que ça se passait. […] La chatte était sans pouvoir, sans couleur, mais la bite, ça c’était autre chose, une affaire sérieuse de virilité dans laquelle entraient en jeu des notons de privilège, de choix et de pouvoir ». Un cas d’école, « un moment culturel significatif aux États-Unis, une occasion pré-Me Too de repenser les perceptions dominantes sur les agressions contre les femmes, notamment sur les affaires impliquant des hommes de pouvoir », comme l’écrit Chimamanda Ngozi Adichie (toujours dans la postface). Pas de procès en fin de compte, mais les répercussions sont tout sauf négligeables pour toutes les parties concernées.

En termes de récit, on peut avoir des réserves sur le happy end imaginé par l’autrice pour son personnage de Kadiatou, soulagée et souriante dans les bras de sa fille, mais on peut le comprendre au vu de ce que le destin de cette femme représente pour elle sur un plan affectif et personnel. Et c’est aussi une manière de la montrer autrement que comme une victime, sachant que la vie imaginée pour Kadiatou est loin d’être un long fleuve tranquille. Le passage sur l’agression et ce qui suit (examen clinique, questionnement) a le mérite de restituer une forme de complexité du réel, avec tout ce qu’il a d’imparfait et d’insatisfaisant, les grandeurs et petitesses de chacun et chacune.

De façon générale, c’est tout l’intérêt du roman : quatre femmes se croisent (un peu à la manière des personnages de Fille, femme, autre de Bernardine Evaristo), l’une (Chiamaka) rêve d’amour, l’autre (Zikora) veut un enfant à tout prix, une autre encore (Kadiatou) pense obtenir une meilleure situation en changeant de pays, et la dernière (Omelogor) cherche une forme de justice pour les femmes. Chacune a ses qualités et ses défauts, les détails les rendant tout ce qu’il y a de plus humaines. Les hommes qui apparaissent dans leurs vies sont eux aussi divers, avec des attentionnés, des vantards, des malhonnêtes, des admirables. Les agresseurs et violeurs ne sont pas que des hommes riches et blancs, comme dans les récits autobiographiques de bell hooks, dont le père était violent. Chacune de ces femmes a plusieurs facettes, parfois contradictoires : Omelogor, à la fois cérébrale et matérialiste, se débat avec la question de la pornographie, ainsi qu’avec son projet d’études aux États-Unis, un pays moins inclusif que ce qu’elle imaginait. Zikora a un très fort désir d’enfant mais n’est pas préparée au séisme que la naissance de son fils représente pour son corps et son esprit. Kadiatou semble ne jamais se départir d’un certain courage, même quand elle est excisée, même quand sa sœur meurt, même quand elle est violée. Chiamaka mène une existence confortable mais ne trouve pas ce dont elle rêve dans les relations qu’elle noue avec des hommes, ni dans son travail d’écrivaine, ayant perpétuellement la sensation de ne pas être prise au sérieux.

Une telle expérience de lecture permet de réfléchir au rêve de Chiamaka d’être entièrement connue d’une autre personne, chose qui n’arrive jamais dans la vraie vie. Rouge feu montre que bell hooks, du moins dans la version narrée, s’identifie aussi bien à une cow-girl qu’à Emily Dickinson et connaît une évolution, qui contribue d’ailleurs à l’éclatement de son couple : son partenaire a du mal à accepter qu’elle soit devenue une autre et elle-même a cru le connaître jusqu’à ce que la désillusion remplace l’aveuglement. De la même manière, on est invité à davantage de prudence, voire d’humilité, au sujet de ce qu’on croit savoir des autres (et des ailleurs) ou de ce qu’on peut demander ou attendre de l’autre : une écrivaine africaine n’est pas tenue d’écrire uniquement sur l’Afrique, encore moins sur ce que des Américains associent à l’Afrique (famine, maladie). L’Amérique elle-même n’a pas qu’un visage, ainsi que le découvre Omelogor, ainsi que l’a vécu bell hooks dont le Kentucky natal n’a rien à voir avec l’université de Stanford en Californie.

La dimension spirituelle est également importante dans les deux œuvres, à travers les personnages de Zikora, chrétienne, et de Kadiatou, musulmane, dans L’inventaire des rêves. Dans Rouge feu, bell hooks, après avoir évoqué son éducation chrétienne dans Noir d’os, décrit sa soif de spiritualité, son intérêt pour plusieurs autres religions, telles que le bouddhisme et le soufisme, sans compter un rapport au sacré du monde proche des sensibilités amérindiennes. Elle emploie à nouveau l’expression « l’église des cœurs brisés » parce qu’elle est lucide sur la souffrance – la chose du monde la mieux partagée, semble-t-il – mais ne s’y enferme pas. De façon similaire, Chimamanda Ngozi Adichie ne s’attarde pas sur les rêves qui se brisent : ses personnages tâchent d’aller de l’avant. Les deux autrices, malgré les décennies, les kilomètres et les différences de parcours qui les séparent, font le même constat : il est difficile d’avoir tout, c’est-à-dire à la fois un mariage heureux, des enfants, un travail épanouissant, une vie confortable. La mère de bell hooks faisait déjà ce rêve impossible, non plus pour elle-même, mais pour ses filles. Il y a peut-être des choses à inventer, suggère bell hooks : « J’attends le calme et la pénombre de la nuit pour que le crépuscule m’apporte mon lot de rêves éveillés – de nouvelles façons d’envisager la place des femmes noires dans le monde. » N’est-ce pas précisément ce que propose L’inventaire des rêves ?