S’il fallait un liant entre les deux nouvelles collections de littérature présentées ci-après, ce serait un écrivain qui fut considéré comme un expérimentateur. Il se nomme Philippe Sollers, il mena l’expérience appelée Tel Quel au Seuil, puis chez Gallimard, sa sœur ou sa belle-sœur rivale, où sa revue-collection devint L’Infini. Aujourd’hui il n’est plus, mais sa dernière maison, Gallimard, vient d’initier une collection au nom peu aventureux, Aventures, qui ne manque pourtant pas d’audace formelle. De son côté, le Seuil vient de lancer une collection au nom aussi bleuté qu’un courant d’air marin, Le Bar de la Sirène.
Chez Gallimard, la collection « Aventures » a été confiée à, ou imaginée par, un enfant de Sollers, Yannick Haenel. Son nom est en fait issu de la correspondance de Flaubert avouant à Élisa Schlésinger : « Les phrases sont des aventures », référence plus prometteuse qu’avant-garde à proprement parler. La collection est, comme il se doit, accompagnée d’une revue du même nom, Aventures, qui publie des inédits d’écrivains morts et des textes de plumes plus jeunes, quelques pépites et quelques ratés qui sont les faux pas nécessaires au risque. L’entreprise reprenant celle de L’Infini, c’est un défi à relever. Un relais, une renaissance, une recherche.
Les deux premiers récits publiés par « Aventures » émanent d’un homme et d’une femme qui sont des critiques littéraires. Est-ce une coïncidence ? Cela suffit-il à expliquer leur formalisme et leur conscience de soi ? Le premier, Julien de Kerviler, écrit régulièrement dans la revue Diacritik. La seconde, Rose Vidal, écrit dans AOC et fraye sur les terres de l’art contemporain, haut lieu d’une postmodernité qui n’en finit pas de se succéder à elle-même.
Sans doute à cause de la mystérieuse précision du titre, le hasard nous a amenée à commencer par le roman de Julien de Kerviler, Les mouvements de l’Armée rouge en 1945. De la page 13 à la page 97, c’est un long monologue qui s’interdit d’aller à la ligne et de laisser respirer la page en ménageant des paragraphes. Mais c’est un monologue qui happe, intrigue, confond les espaces, les temps et les références avec superbe et avec une maîtrise qui fait justement valoir le hasard. Le point de départ est simple, sûrement inspiré par la vie de Julien de Kerviler qui fut longtemps professeur de français en Chine. Le narrateur entre dans un établissement pour y passer un examen. Tout porte à croire que nous sommes en effet en Chine, dans un « aujourd’hui » qui flotte, que seule une carte affichée dans la salle de l’examen autorise à dater. La carte représente les mouvements de l’Armée rouge chinoise franchissant le Songhua pour entrer en Mandchourie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Voilà pour la réalité, en apparence.

La confession du narrateur examiné se poursuit, des références françaises d’une autre époque, peut-être celle de l’adolescence du narrateur, viennent brouiller les repères. Des tiroirs s’ouvrent et dédoublent le récit, le trouble s’installe, des décrochements s’opèrent à l’intérieur de ce monologue à peine ponctué, la drogue fait son effet sur le lecteur qui se met à divaguer et à jouir de l’étrangeté cultivée et aimée, de l’érotisme diffus et cruel, des aiguilles et des motifs qui reviennent – une tache d’encre qui se mue en étang d’eau, des lèvres tachées de sang, des couleurs jaune et mauve.
Souvent des réflexions jetées sur le papier accrochent le regard et l’esprit, entre raison et déraison, envers et endroit, comme le narrateur qui, pour lutter contre l’ennui, lit une page dans un sens puis dans l’autre, découvrant une autre langue : seconde, intérieure, triste, dit-il. Un sentiment de profonde solitude naît, de plaisir solitaire et de plaisir littéraire absolu. Les mouvements de l’Armée rouge en 1945, qui n’est pas le premier récit de Julien de Kerviler, est en effet un petit palais de mots qui tracent et enchantent.
Drama Doll, second titre de la collection, signe les débuts littéraires de son autrice, Rose Vidal, née en 1997. Jeune, celle-ci pourrait être la poupée de son titre, Drama Doll, clin d’œil au vocabulaire de sa génération qui affuble de drama queen quiconque se donne en spectacle de façon abusive, mais aussi clin d’œil au Tramadol, redoutable antidouleur à base d’extraits d’opium. Rose Vidal est une ancienne élève des Arts déco qui a appris à fusionner la lettre et l’image et encodé l’époque. Comme elle sait la difficulté qu’il y a à lire un roman entier en écriture inclusive, elle a confié à un collectif nommé Bye Bye Binary la création d’une police de caractère qui marie le masculin et le féminin et évite au regard d’avoir le hoquet.
Son livre a une trame, une structure très visible. Il met en scène Emmanuelle, amie de la narratrice qui a perdu un des jumeaux dont elle était enceinte, tout en poursuivant une enquête sur la douleur, fondée sur les recherches de Nicolas Danziger, neurologue et spécialiste de la douleur. Rose Vidal a lu et rencontré ce professeur, mais Rose Vidal est artiste, critique d’art et romancière, et elle se permet tout parce que le roman permet tout. Toutes sortes de digressions, de ruptures, de rappels étymologiques, de souvenirs d’enfance qui font une petite fée souffreteuse, d’échanges de SMS reproduits tels quels en noir et blanc et avec les photos, de réflexions sur le beau et sur l’art, sur la dissolution de celui-ci dans une immense vulgate qui réserve le pire et le meilleur.
La manière est aussi contrastée. Des sujets redoublés et des formulations orales jouxtent des imparfaits du subjonctif ; des développements savants sont déminés par des considérations banales assumées (ou non) et un phrasé de réseaux sociaux. L’ensemble a parfois des allures de projet de fin de scolarité aux Arts déco : assemblage d’éléments disparates, humour et gravité mêlés, épate et angoisse réunies, gigue amusée et sur-consciente d’elle-même, goût de la culture populaire.
Le lecteur hésite, dubitatif ; la lectrice est tour à tour séduite, un peu irritée, sensible à l’inventivité, plus exactement à l’ingéniosité, mais plus sensible encore à la sincérité, heureusement présente, dissimulée dans les plis de l’intelligence. Il est possible de se dire que Rose Vidal renouvelle le genre de l’autofiction, et qu’elle a du talent mais les défauts d’une jeunesse un peu gâtée. Sur quel sentier ce talent la mènera-t-il ? Il faut attendre, les écrivains mûrissent.
Loin des écoles et de la théorie, la collection du Seuil « Le Bar de la Sirène » se présente comme un lieu d’accueil destiné à des auteurs reconnus, auxquels est offerte l’occasion de se confier comme en terrasse, ou au zinc. Les sujets abordés se veulent personnels, les coups de gueule sont permis. Les récits sont courts, la facture est soignée, les couvertures ont un vernis métallisé. L’éditrice, Maud Simonot, elle-même écrivaine, se veut joueuse et elle l’est.
La profondeur de l’apparence, premier des deux titres, a néanmoins été écrit par une novice, une femme dont le métier est d’habiller les autres, Élisabeth Olliéric. Ce fut l’occasion non seulement d’apprendre qu’il existe une profession appelée « visiteuse de placard » mais celle de lire un récit de vie gracieux, ponctué de deuils et de séparations recouvertes et surmontées par des étoffes, des tombés, des couleurs et des matières aux noms passés et revivifiés. Il y est moins question de mode que d’attachement, de famille et de souvenirs de famille.
Laquelle, sous la plume d’Hélène Gestern voit son sens détourné. Car l’écrivaine, confirmée, a choisi de s’adresser à son chat comme à l’être en compagnie de qui elle vit : « J’ai toujours su que j’écrirais sur toi », lui déclare-t-elle dès la première ligne de son récit. Le ton est peu lyrique, il est plutôt interrogateur, parfois revendicatif. Hélène Gestern se moque de qui se moque de la fusion qui peut exister entre un être humain et un chat, encore plus entre une femme et un chat – elle ne manque pas de rappeler le commentaire désobligeant de Donald Trump sur Kamala Harris à ce propos. Le fait est que son récit-déclaration fait trembler la frontière entre humain et animal avec conviction, mais aussi avec des doutes.
Hélène Gestern prend souvent à partie le lecteur ou la lectrice qu’elle craint de heurter. Elle soulève pourtant des questions dont nous sommes devenus familiers : la maladie et le care, la solitude, la sollicitude vis-à-vis d’autrui, le spécisme, le vivant. « Un morceau de toi a migré en moi », avoue-t-elle à son chat, tout à son propre étonnement.
Alors, comment distinguer la collection « Aventures » de celle qui s’est baptisée « Le Bar de la Sirène » ? Il est vrai que leur esprit diffère. Il semble plus escarpé chez la première, et plus joyeusement fantaisiste chez la seconde, même s’il est tôt pour poser un diagnostic. Nous avons donc lu les premiers titres en songeant : c’est ainsi que l’on publie à Paris, en 2025, au printemps, saison du renouveau.