Lance Olsen : « Lisez bien, bien davantage. »

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain par le biais du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju avec l’aide et la traduction de Sylvie Bauer, à partir du dernier entretien du grand écrivain chilien donné à Playboy. Aujourd’hui, c’est Lance Olsen qui se prête à l’exercice.


Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Zéro – au sens où l’ombre de son contraire (situé dans le diagramme de Venn où profusion, abondance, surprise, réceptivité et possibilité se trouvent réunies) vit et respire toujours déjà en lui, démentant ainsi l’assertion selon laquelle il peut même y avoir un premier mot.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

Il n’y en a pas.

Qu’est-ce que la littérature américaine ?

Une illusion d’optique. Une surdétermination réductrice. Une telle expression, selon moi, ne peut se justifier qu’inscrite entre deux guillemets, et même alors, seulement au pluriel. Après quoi nous devrions la barrer d’un trait et l’éliminer.

MelvilleErnest Hemingway ou Joyce Carol Oates ?

Oui. Absolument. Sans point d’interrogation. Le premier pour sa vision maximaliste, et le rythme et l’acoustique de sa merveilleuse prose qui frappe son lecteur au front. Le second pour ses phrases cristallines, magnifiquement hantées par le fantôme de Gertrude Stein dans ses premières nouvelles. Et la troisième pour l’abondance et le dévoilement incessant de tout ce qui est épouvantable dans notre monde irréparable.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

Voir « Littérature américaine » supra. Ou, pour parler comme Gertrude Stein : « [Q]uand y a-t-il décharge quand. Jamais »  [Tender Buttons, “Rooms”, traduction de Jacques Demarcq, éditions Nous]

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Je me surprends à vous répondre par une anagramme contenant les trois noms : Adams knits pocketknife. Votre Trinité recomposée. Mélangée. Hybridée. Ce que je veux dire c’est : Dickinson juste parce que Dickinson = une exploration postmoderne des éclats, des brisures, de la surprise. Kafka juste parce que : Kafka = une exploration postmoderne d’une des versions du problème connu comme « Les Danses de Lance Olsen autour de la Guillotine ». Tempest juste parce que :  Tempest = une redécouverte prémoderne de Sappho, la poète visionnaire non-binaire dont la performance nous rappelle une fois de plus, avec Héraclite et les autres présocratiques, que les catégories n’ont pas de sens.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Un arcane : Rihanna dérive de la racine proto-indo-européenne pour « sans saveur » ; Springsteen pour « du sang comme le New Jersey nocturne » ; Godspeed You! Black Emperor pour « l’improvisation narrative comme transcendance du C’était-Quoi-Ça ? »

Quel est le meilleur roman de Don DeLillo ?

Les romans ne sont pas des actions cotées en bourse. Les romans ne sont pas des concours de beauté ni des équipements de cuisine ni des tubes de dentifrice ni des chaussures de randonnée. En art, la quantité n’est jamais qualité. On en déduit, au moins d’un certain point de vue, que le meilleur roman de DeLillo est La vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon. Après quoi vient n’importe quelle phrase de Tandis que j’agonise de Faulkner ou de l’Ulysse de Jimmy J.

Si vous l’aviez connu, qu’auriez-vous dit à Borges ?

Merci de nous avoir inventés. Un jour, au fait, n’hésitez pas à lire White Noise ou Libra de Don DeLillo.

Et à John Kennedy ?

Quelle a été votre dernière pensée avant la foudre et l’obscurité ?

Lance Olsen Bolano
« Lumiere », Jimmy Ernst (1968) © CC-BY-SA-4.0/Gandalf’s Gallery/Flickr

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?

Le geste critique est toujours un geste d’autobiographie spirituelle. Il n’a rien à voir avec moi.

Que vous rappelez-vous de votre enfance ?

Zip. Zippo. Zilch. Tout ce que j’ai toujours dit de mon enfance a été inventé pour être vrai, comme c’est toujours le cas chez les adultes.

Collectionniez-vous les boules à neige ?

Je ne collectionnais que les petites bouteilles de peinture pour miniatures, un comic book de temps en temps, les cartes de baseball (bien que sans aimer le baseball : les règles de ce jeu m’échappent toujours, ce dont je ne suis pas peu fier), les roudoudous, les pattes de lapin (pour lesquelles je me sentirai coupable à vie), les courses de vélo sur mon Stingray rouge, et l’attention de mes parents.

Quelle est votre équipe de football favorite ?

Le soccer, c’est bien ce sport de course de bateaux à voile, ou bien c’est le rugby ? Quoi qu’il en soit : Dr. Désespoir & Samuel Beckett United, suivi par Les Vrais Shadowbahns et Verein für Bewegungsspiele Re-Joyces.

À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?

Deux seulement : Derrida et David Bowie. Tous deux pour le tour de magie de leur chevelure.

Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?

Je ne suis pas sûr de comprendre votre question. Comment pourrait-on jamais souffrir par amour ou par haine ? Ce n’est probablement pas une question utile à poser, étant donné le monde qui apparaît à notre fenêtre.

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)

Voir « Quel est le meilleur roman de Don DeLillo ? » supra. Moins les mots « de Don DeLillo ».

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ?

Ils ne pensent jamais à moi (du moins je l’espère), donc c’est réciproque.

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touché ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervé ?

Voir « Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ? »

Lance Olsen Bolano
Couverture du American X-ray Journal (1904) (détail) © CC0/WikiCommons

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ? et l’amusement ?

L’ennui : les œuvres qui ne comprennent pas que toute forme engendre une philosophie. L’amusement : tout le reste.

Écrivez-vous à la main ou sur ordinateur ?

J’écris à la main sur mon ordinateur. Puis j’imprime. Puis j’annote à la main. Puis je reporte sur mon ordinateur. Puis j’imprime et annote à nouveau. J’efface. Je recommence.

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

L’au-delà est une forme de nostalgie d’un futur qui n’existera jamais.

Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?

Ai-je jamais pensé le contraire ?

Qu’est-ce qui vous fait pleurer ? rire ?

Presque tout. Presque tout.

Que diriez-vous à ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?

Je leur dirais : Jenny Erpenbeck. Je leur dirais : Jon Fosse. Je leur dirais : Nicholson Baker, Jen Bervin, Anne Carson,Young-Hae Chang, David Clark, J. M. Coetzee, Robert Coover, Mark Z. Danielewski, Annie Ernaux, Percival Everett, Laird Hunt, Shelley Jackson, Benjamin Labatut, Stacey Levine, Garielle Lutz, Ben Marcus, David Markson, Carole Maso,Maggie Nelson, Richard McQuire, David Mitchell, Richard Powers, Graham Rawle, Salman Rushdie, Steve Tomasula, Lidia Yuknavitch.

Pour commencer.

Je leur dirais : lisez davantage.

Je leur dirais : lisez bien, bien davantage.

De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?

Les miens, ceux de ma femme et collaboratrice, Andi, et ceux des écrivains qui ont pénétré à mon insu mon ADN pendant les 67 années passées – et plus que tout, ceux de Dr. Seuss, qui en un sens m’a tout appris des pratiques d’écriture expérimentales. J’ai découvert sa fiction radicale sous la forme d’un nuage sonique produit par le cœur de ma mère à l’heure de la sieste, quand j’avais trois ou quatre ans. Tous les autres auteurs ont été des notes de bas de page par rapport à lui.

Quel écrivain admirez-vous le plus profondément ? 

Le Homère qui n’a jamais vraiment existé. Le Nietzsche qui a existé.

Peut-on sauver le monde ?

Voir : « En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ? ».

Avez-vous la foi ? en quoi, en qui ?

Richard Dawkins : « Nous sommes tous athées en ce qui concerne la plupart des dieux auxquels l’humanité a cru. C’est juste que certains d’entre nous ont un dieu d’avance. »

Oscar Wilde : « Quand il m’arrive de penser à la religion, ça me donne envie de fonder un ordre pour ceux qui ne croient pas : on pourrait l’appeler la Confrérie des Impies et il y aurait un autel sur lequel ne brûlerait aucune bougie et devant lequel un prêtre, qui ne serait habité par aucune paix, officierait sans hostie et avec un calice vide. »

George Carlin : « L’homme invisible a établi une liste de dix choses qu’il ne veut pas qu’on fasse. Si on les fait, il a imaginé un endroit spécial, plein de feu et de fumée, de brûlures, de torture et d’agonie, où il a prévu de nous envoyer vivre et souffrir, brûler et suffoquer, crier et pleurer pour l’éternité jusqu’à la fin des temps. Mais Il nous aime et Il a besoin d’argent. Il a toujours besoin d’argent. Il est tout-puissant, parfait, omniscient, sage et pourtant il ne sait pas gérer son argent. »

Il semble que je souffre d’une déficience constitutive de foi en toute religion.

Mais.

Curiosité. Attention. Espoir et désespoir dans l’empathie et le scepticisme actif, pour comprendre autrui, et se comprendre soi-même.

Qu’évoque pour vous le mot « posthume » ?

Une sensation profonde et irréductible d’apathie.

Qu’auriez-vous aimé être au lieu d’écrivain ?

Ce zéro, ce nul, ce néant évoqué plus haut – au sens où l’ombre de son contraire (situé dans le diagramme de Venn où profusion, abondance, surprise, réceptivité et possibilité se trouvent réunies) vit et respire toujours déjà en lui, démentant ainsi l’assertion selon laquelle il peut même y avoir un dernier mot.

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