« Il importe qu’on m’envisage / Après m’avoir dévisagé », demandait Cocteau. La même exigence s’impose peut-être pour Michel Houellebecq, aujourd’hui sexagénaire, jadis découvert (en 1994, après d’obscurs débuts en poésie) par Maurice Nadeau – qui publie son premier roman, Extension du domaine de la lutte –, et devenu vingt ans plus tard l’auteur français le plus traduit dans le monde, tout en menant, presque comme Cocteau, une activité artistique tous azimuts (roman, poésie, photographie, cinéma, essai, critique).
Houellebecq. Cahier de l’Herne dirigé par Agathe Novak-Lechevalier. L’Herne, 384 p., 33 €
Houellebecq 2001-2010. Flammarion, 1 566 p., 35 €
Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer. Préface d’Agathe Novak-Lechevalier. L’Herne, 91 p., 9 €
N’offre-t-il pas en effet au moins une trajectoire singulière, dont l’université s’empare (Agathe Novak-Lechevalier est maître de conférences à Paris X-Nanterre) et qu’un objet de prestige – un Cahier de l’Herne – hisse au-dessus du simple succès médiatique, en offrant au Prix Goncourt de 2010 pour La carte et le territoire une reconnaissance qui n’est plus seulement commerciale et mondaine, ce qui n’était déjà pas si mal ?
Partons de la philosophie, qui paraît être à l’origine de l’ensemble de l’œuvre romanesque d’un écrivain dont par ailleurs la formation est scientifique (il rappelle lui-même avoir obtenu le diplôme d’ingénieur agronome trente ans après Alain Robbe-Grillet, dont il récuse absolument les positions théoriques en matière de littérature). Rien de moins fréquent qu’une vocation de ce genre dont la naissance et l’accomplissement soient aussi nettement suscités et de bout en bout informés par la révélation initiale d’un texte de philosophe. Tel est pourtant le cas de celle de Michel Houellebecq, pour qui la découverte de Schopenhauer fut une révélation en forme de coup de foudre.
Le court essai, fait de fragments, d’une étude commencée en 2005 et très tôt interrompue portant sur cet épisode fondateur est publié par L’Herne en même temps que le copieux Cahier consacré au romancier. C’est une très heureuse initiative. Houellebecq avait entrepris de traduire quelques passages capitaux à ses yeux du Monde comme volonté et comme représentation et des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, et la qualité formelle de cette traduction, ainsi que la rigueur des commentaires qui l’accompagnent, prouvent qu’il ne s’agit pas là d’un travail superficiel de dilettante, mais bien d’une réflexion élaborée sur le pessimisme schopenhauerien, sa séduction et ses limites, puisque le romancier sera amené ensuite, non à abandonner les positions esthétiques et surtout morales du philosophe concernant la souffrance comme vérité fondamentale de toute existence, mais à renoncer à une métaphysique que l’influence ultérieure tant du positivisme d’Auguste Comte que de la physique quantique met à mal.
Sur ce dernier point, ajoutons que les fréquentes incursions de la fiction houellebecquienne dans les territoires de la science contemporaine la plus pointue, loin de trahir une méconnaissance puérile des enjeux, si souvent présente dans les œuvres littéraires, sauf (parfois) de science-fiction, témoignent de l’étendue et souvent de la profondeur d’une passion bien informée. Éviter de parler en l’air non seulement de philosophie, mais encore de mathématiques, de cosmologie, de biologie, voilà qui n’est pas non plus banal.
Pour retourner à la philosophie, on suivra en grande partie – une fois n’est pas coutume – Michel Onfray qui, dans un article enlevé du Cahier de l’Herne, s’emploie à camper Houellebecq « en bon schopenhauerien », soulignant qu’il emprunte au philosophe allemand, outre sa vision « de l’inconvénient d’être né », comme dirait Cioran, ces sortes de remèdes au désespoir que sont la compassion à l’égard des humbles (bien attestée chez Houellebecq, mais contrebalancée par la hargne envers les défenseurs proclamés du prolétariat, ces « gauchistes » de toute obédience qu’il conspue, car il est clairement un homme de droite), et le rire salvateur (Onfray néglige cet élément, mais le dernier fragment de l’essai avorté sur Schopenhauer est constitué par la traduction d’une merveilleuse page sur la nécessaire gaîté du philosophe, gaîté qu’on retrouvera, tirée au noir, dans les romans de Houellebecq sous les espèces d’un humour ravageur).
Pour l’essentiel toutefois, lesdits romans, tout remplis qu’ils sont d’excursus philosophiques ou de vulgarisation scientifique, ce qui parfois rappelle Jules Verne (nombre de références houellebecquiennes puisent dans le XIXe siècle qu’il exalte au détriment du XXe systématiquement dénigré), se proposent avant tout – en cela très balzaciens – de parcourir la décevante « comédie humaine » de notre société de consommation. Ils semblent donc en quelque manière apparentés à une littérature d’aujourd’hui écrasée par le matériau compact de l’enquête sociologique dans sa version journalistique accessible.
Le ton houellebecquien est assertif, définitif, péremptoire, autant que chez Balzac, qui lui aussi savait tout sur l’économie, la finance, le droit, la mode, les intrigues des rédactions, et au premier chef sur les « physiologies » des divers rôles sociaux et les arcanes du cœur féminin. Nous grinçons alors des dents devant telles approximations statistiques, en prenant connaissance de ce rapport Kinsey permanent auquel se réduit parfois la fiction houellebecquienne, par exemple dans Plateforme, mais les mêmes exagérations, moins ostensiblement sexuelles il est vrai (question d’époque), nous font sourire chez Balzac. C’est là une dérive inhérente à tout réalisme, à laquelle même le grand Huysmans, autre idole de Houellebecq (qui sait choisir ses admirations), échappe rarement, et les Goncourt jamais.
L’analyse quasi scientifique d’une société, la nôtre, presque tout entière vouée au culte de la réussite matérielle, de l’argent mal gagné et néanmoins roi, au mépris correspondant pour la culture désintéressée, l’amour non vénal, la recherche non immédiatement rentable, Bernard Maris, tué à Charlie Hebdo, en avait repéré et vanté la pertinence chez Houellebecq dans un article que reprend L’Herne. Le spécialiste qu’était « Oncle Bernard » considérait à juste titre qu’on citerait Houellebecq, plus tard, comme l’écrivain ayant le mieux compris son temps, son matérialisme féroce, l’avidité sans limites des multinationales de la production et des loisirs, la marchandisation du monde (dont le tourisme sexuel constitue l’éclatante métaphore, et la réduction du prolétariat à une masse aboulique et abrutie, la résultante inévitable).
En supposant qu’on admette ces conclusions sans s’étonner que le « gauchiste » Maris puisse encenser sans recul des textes qui n’incitent pas à la révolte mais au repli frileux sur soi (bien que l’individualisme de démobilisation contemporain y soit stigmatisé comme le mal d’un univers dépouillé de mystique), demeure une question purement littéraire mais pour cela même fondamentale. Une fois que du corpus houellebecquien on a retiré les apports philosophiques, scientifiques, sociologiques, y a-t-il un reste ? Ce reste qu’on appelle spécifiquement littérature ?
La première tentation du lecteur est de répondre par la négative, et l’auteur, dans ses prises de position agressives contre la notion, pour lui périmée, d’« écriture », y incite. Ainsi convoque-t-il, avec quelque arrogance, son cher Schopenhauer pour décréter que « la première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire », ce qui lui permet de reléguer dans l’insignifiance à la fois Jacques Prévert, qui n’aurait rien à dire et serait par conséquent « un con » et tout le Nouveau Roman – ce qui l’empêche de sentir que le pessimisme foncier de Prévert est très proche du sien, et que le style apparemment lisse de Robbe-Grillet s’apparente à son propre style, la poésie en plus.
Dépassons, s’il se peut, la polémique stérile. Houellebecq, bien entendu, a un style, qui peut se résumer en un désir forcené d’accrocher le lecteur (par certaine désinvolture, excès assumé, exhibition de différence ostentatoire, le tout manifestant un besoin éperdu d’être aimé). Avec justesse, Agathe Novak-Lechevalier, qui préface excellemment En présence de Schopenhauer, rappelle l’affirmation mise dans la bouche de François, le héros de Soumission : « Un auteur, c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres », ce qui est discutable mais s’applique absolument à Houellebecq lui-même.
Une telle profession de foi rend compte de la primauté accordée, dans tous les romans de l’auteur, à la parole du narrateur, si envahissante qu’elle assèche autour d’elle l’ensemble du paysage littéraire, de la même façon que les spores du petit champignon comestible Marasmius oreades, en stérilisant le centre des cercles que leur poussée dessine dans les prés à vaches, finissent par produire ces « ronds des fées » étrangement nus qui ne tolèrent une herbe luxuriante que sur leur pourtour. Ainsi la tchatche intarissable – et le plus souvent intéressante, en tout cas toujours personnelle – des héros masculins de l’écrivain, décalqués, à peine maquillés, de l’homme Michel Houellebecq, brûle-t-elle en débroussailleuse efficace la totalité de l’espace autour d’elle, rendant impossible la création d’autres personnages ayant une consistance quelconque (notamment, hélas ! de personnages féminins). Sacré handicap pour un romancier !
La poésie (par exemple celle de la nature, voire de la ville) pourrait remplir ces vides. Elle ne tente guère Michel Houellebecq, non par incapacité car l’auteur, dont les modèles en ce domaine sont Lamartine (pour le sentiment, parfois et c’est moins bien pour la sentimentalité) et Baudelaire (maître irréfutable en matière de pessimisme, et d’écriture), a commencé par la poésie et y est récemment revenu. Or une lecture sans préjugé de Non réconcilié, son anthologie personnelle (Poésie/Gallimard, 2014), n’y trouvera rien d’inoubliable, mais rien non plus de vraiment médiocre ou d’indifférent, ses alexandrins chahutés afin de tenir compte de la prononciation actuelle du français – pas toujours : la diérèse de Verlaine, et même de Charles d’Orléans, y montre parfois le bout de l’oreille, nous sommes loin de l’en blâmer – ayant ici ou là le charme de telle litanie de Jules Laforgue, ou ses octosyllabes la mélancolie poignante de telle réussite d’Albert Samain.
Pourquoi, sans être totalement apoétiques, les proses houellebecquiennes se détournent-elles cependant avec effroi des ressources de la poésie, sauf peut-être à la fin, très réussie, de La carte et le territoire ? L’auteur s’est expliqué là-dessus dans des confidences d’interview. Il trouve la tâche, réussie chez Proust, le Céline du Voyage, et Claude Simon dans l’admirable Acacia (mais Houellebecq méprise le Nouveau Roman pour des raisons idéologiques dépourvues de pertinence), cette tâche de faire vibrer et chanter la prose romanesque, beaucoup trop difficile, voire en vérité impossible – comment lui donner tort ?
En vérité les faiblesses, réelles, de ses œuvres romanesques imparfaites mais jamais négligeables expliquent, semble-t-il, qu’elles rencontrent un succès aussi universel : ne sont-elles pas, par l’effet paradoxal de certain manque d’ambition proprement littéraire, essentiellement faciles à traduire, rien ne se traduisant plus aisément que la pensée (c’était le secret de Sartre, par ailleurs bien plus insipide romancier que Houellebecq) ?
Cela doit nous rendre attentifs au fait que l’évolution de l’auteur n’est pas achevée. Quand s’attaquera-t-il enfin à ce qui est pour lui, aujourd’hui encore, un Graal inaccessible, la science-fiction que cet admirateur inconditionnel de Lovecraft met au-dessus de tout, non sans (selon moi) de bonnes raisons ? Seul ce genre méprisé, comme le fantastique dont il est proche, autorise et dans une certaine mesure facilite l’émotion narrative indispensable à la greffe sur le roman d’une poésie du cœur, purement émotionnelle, celle précisément que Houellebecq pratique dans ses recueils, et qui n’est pas ridicule par essence, comme le croient les imbéciles, mais par échec seulement.