Alexandre Kojève (1902-1968) exerça une influence considérable sur le petit groupe de grands intellectuels venus découvrir avec lui un Hegel encore mal connu. Comme son rayonnement n’était pas fondé sur une solide position universitaire, la légende s’est emparée de cette personnalité fascinante. Comme il s’efforçait à la discrétion du haut fonctionnaire soucieux d’exercer un réel pouvoir politique, il paraissait avoir quelque chose à cacher. Peut-être une action stipendiée au service du pouvoir soviétique. Le masque hégélien aurait-il dissimulé un œil de Moscou ?
Pour marquer le troisième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, Rambert Nicolas, ancien enseignant au Collège universitaire de Moscou, présente un Kojève totalement inconnu et pour le moins inattendu. Un Kojève qui se serait revendiqué comme la « conscience de Staline » et aurait interprété la Phénoménologie de l’esprit de Hegel « à la lumière du marxisme-léninisme-stalinisme » et dédié son livre « à Staline ». Sans doute ce manuscrit n’est-il pas le produit d’une fabrication par les services russes mais le doute est au moins permis sur l’importance d’un tel texte élaboré entre novembre 1940 et juin 1941, juste avant l’opération Barbarossa. N’est-ce pas un retour de la vieille légende d’un Kojève agent soviétique ? Qui aurait intérêt à glisser ce genre de sous-entendu précisément au moment de la guerre d’invasion menée par l’armée russe ?
Kojève a quitté en 1920 une Russie qui n’était pas encore l’Union soviétique. Il avait dix-huit ans. Il a suivi ensuite des études de philosophie à Berlin, avant de soutenir à Heidelberg, en 1926, une thèse sur Soloviev, puis de rejoindre la Sorbonne. En 1933, Alexandre Koyré, autre Russe exilé mais spécialiste plutôt, lui, d’histoire et de philosophie des sciences, fait appel à lui pour lui succéder à l‘École pratique des hautes études. Là, un miracle s’opère : une demi-douzaine parmi les plus grands esprits de sa génération viennent l’écouter commenter Hegel, un philosophe qui sentait encore le fagot. Comment des gens aussi disparates que Raymond Aron, Gaston Fessard, Georges Bataille, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau ou Jacques Lacan ont-ils pu savoir que se jouait là une scène essentielle de la philosophie du XXe siècle ? Ils y étaient et ont fait savoir que se passait là quelque chose d’exceptionnel, qui a duré jusqu’en 1939. Il a fallu plus de dix ans pour que Raymond Queneau publie un compte rendu de ces leçons qui ont bouleversé la vision française de Hegel et donc de la philosophie. Avec Hegel, comprenait-on, quelque chose s’achevait, une quête millénaire trouvait son but. Il n’était donc plus temps de parler en philosophe, il s’agissait désormais d’agir au service de l’État qui en était la réalisation, ce que fit Kojève, ne publiant à peu près rien mais agissant au service de la France et de l’Europe.
Et voilà qu’on nous révèle qu’en 1940 et 1941 il aurait écrit en russe une somme qu‘il se serait refusé à publier, la laissant d’ailleurs inachevée. Un an après la fin de son séminaire de l’École pratique, il aurait abandonné le français pour dire tout autre chose – peut-être même le contraire – que ce qu’il avait dit six ans durant. L’apologiste de Hegel verrait désormais dans le « marxisme-léninisme-stalinisme » la réalisation concrète de ce qui n’aurait été qu’idée dans la Phénoménologie de l’esprit. Ce précisément au moment où est en vigueur le pacte Molotov-Ribbentrop, et plus jamais ensuite. Comment interpréter cette démarche ? Peut-on raisonnablement y voir une vérité longtemps cachée de la pensée de Kojève, ou réservée à un tout petit nombre, ésotérique donc ?

On peut imaginer que Kojève aurait rêvé d’une reconnaissance par les têtes pensantes de l’Union soviétique, telle qu’il aurait fini par être appelé à un poste comme celui de ministre des Affaires étrangères. Mais comment aurait-il pu croire que des officiels staliniens avaient la moindre chance de s’intéresser à l’énorme pavé d’un Russe, français depuis 1937, et installé à Vanves. À moins bien sûr que ce Russe ne soit de longue date un agent stipendié des services du NKVD, hypothèse qui fut avancée naguère, en un temps où le « complotisme » n’avait pas encore la popularité dont il jouit maintenant. Et, à supposer que cette hypothèse soit vraisemblable, il resterait à comprendre comment cet agent réputé secret put avoir la naïveté de se dévoiler ainsi. Quant à voir en lui un agent d’influence au service du « camarade Staline », cela heurte la vraisemblance. L’influence qui aura été celle de Kojève tenait à son commentaire de Hegel formulé en français, pas à cette revendication de « marxisme-léninisme-stalinisme » écrite en russe à Vanves puis confiée à la garde de Georges Bataille pour que celui-ci la mette à l’abri dans son bureau de la Bibliothèque nationale au moment où son auteur quittait Paris pour la zone libre et la Provence.
Il faudrait donc s’en tenir à l’hypothèse la plus simple et supposer que ce livre projeté et partiellement rédigé constituait vraiment aux yeux de son auteur un exposé systématique de sa pensée, avec ce dépassement du philosophique vers la Sagesse. Qu’il ait été stalinien n’aurait rien de si extraordinaire pour quelqu’un de cette génération. Mais comment un penseur de la trempe de Kojève peut-il écrire que la tyrannie stalinienne est bel et bien un accomplissement de la « raison dans l’État » hégélienne, un moderne Napoléon ? Comment peut-il le croire ?
Il faut avoir présente à l’esprit la chronologie. De 1933 à 1939, Kojève commente la Phénoménologie de l’esprit. Pourquoi cet enseignement cesse-t-il ? Il peut y avoir à cela de toutes simples causes institutionnelles, en lien ou pas avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Mais il y a un fait : la dernière des six années du cours était consacrée au dernier chapitre du maître livre hégélien, chapitre intitulé « Le savoir absolu » ou « La Sagesse ». Ce que, dans l’ouvrage qu’il écrit pour lui seul l’année suivante, Kojève appelle Sophia et à quoi il va consacrer près de 200 pages de son Introduction à la lecture de Hegel, la seule partie de ce livre célèbre qu’il ait rédigée avant la publication, le reste étant constitué de notes de cours prises par Queneau – lequel n’était pas seulement un « humoriste » comme, selon Rambert Nicolas, l’aurait dit Kojève. On est donc dans tout autre chose qu’une rupture : la continuité d’une réflexion qui procède par étapes.
Une hypothèse de lecture peut être fondée sur la correspondance de Kojève avec Leo Strauss, un théoricien de la politique qui ne saurait être suspecté de sympathie pour le communisme. Cette correspondance s’étend sur trois décennies à partir du début des années 1930 et elle a donné lieu à un livre commun sur la tyrannie à la suite du commentaire de Strauss sur le dialogue de Xénophon intitulé Hiéron ou la tyrannie. Une approche qui leur importe à tous deux est la question de savoir s’il peut y avoir un bon tyran. Cette question était d’actualité au début des années 1930 avec la mise en place au Portugal de la dictature de Salazar que sa propagande présentait comme l’incarnation du « bon tyran ». Strauss et Kojève s’accordent à penser que cette notion évidemment paradoxale n’est pas absurde et mérite au moins que, dans l’Europe de cette époque, on y réfléchisse. Ils s’accordent aussi pour ne se rallier à aucun des régimes diversement fascistes qui prolifèrent, parfois au nom de Hegel. Kojève évoque Staline dans ce contexte.
Leo Strauss est aussi un penseur qui s’est passionné pour l’art d’écrire en situation de persécution. Après en avoir parlé avec lui, il en fera un livre qu’il enverra à Kojève en 1952, sachant bien qu’il avait de fortes chances d’être compris à demi-mot. Après la lecture de ce livre, Kojève manifestera à de multiples reprises l’intérêt qu’il porte à ce souci de ne s’exprimer que de manière indirecte, en mobilisant les ressources de l’ironie et de la provocation, et en jouant des effets que peut produire un nom propre, qu’il soit effectivement porté par quelqu’un ou qu’il soit inventé dans cette intention. Même Platon peut être lu avec de telles lunettes. Mettre en avant le nom de Staline ne peut manquer de produire un effet, voulu ou simplement constaté. L’effet est là, mieux vaut le maîtriser. Quand Kojève dit à Strauss l’importance qu’il attache au fait que l’on dise « le camarade Staline », il ne parle pas selon la logique que lui attribue Rambert Nicolas mais il mentionne un signe de post-historicité. Il y a un profond sérieux dans son ironie – une notion socratique. La sophia est réalisée, le temps est désormais venu d’agir, ce que Kojève va faire en tant que haut fonctionnaire au service de la France et de l’Europe.