Hegel en voix off

Le « monde » s’y croit, notre monde, aujourd’hui, se croit « monde ». Qu’est-ce que le « monde », se demande Jacques Derrida, après toute la tradition philosophique occidentale moderne, dans le cours de cette deuxième année de son séminaire consacré au parjure et au pardon, dont le texte est publié à la suite d’un premier volume consacré à l’année 1997-1998. C’est bien le thème de l’année qui verra son plein déploiement dans les suivantes (1999-2003) avec la question de la peine de mort et celle de la souveraineté.


Jacques Derrida, Le parjure et le pardon, vol. 2. Séminaire (1998-1999). Édition établie par Ginette Michaud, Nicholas Cotton et Rodrigo Therezo. Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 348 p., 24 €


En 1998, le monde mondialisé se croit monde (nous sommes encore avant le 11 septembre 2001 et la deuxième guerre du Golfe). Son unité est effective, des institutions en témoignent, comme le Tribunal pénal international, le droit reconnaît l’unité de l’humanité à travers le concept de crime contre l’humanité. Un nouveau théâtre, parmi d’autres scènes (théâtre des opérations, théâtre du monde…), apparaît, celui des scènes de réconciliation, de pardons mutuels, de demandes de pardon : Jacques Derrida en analysera, lors de séances d’un enseignement lui-même théâtralisé, deux « tableaux » – la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud avec le dialogue entre Desmond Tutu et Nelson Mandela ; la grande scène clintonienne après la révélation de son parjure dans « l’affaire Monica Lewinski ».

Mais, en réalité, il s’agit d’interroger l’autre scène, de tenter d’en percevoir les caractéristiques, celle du pardon n’en étant à la fois qu’un opérateur et un symptôme. Cette grande scène (cette tragicomédie) qui se déroule sous nos yeux, c’est la « mondialisation ». Dans la scénographie derridienne, un seul récitant, une seule voix off possible : Hegel bien sûr, le factotum spéculatif de la « mondialatinisation », expression que forge l’auteur de Glas pour déterminer ce qu’il préfère nommer « mondialisation » plutôt que « globalisation », justement parce que ce qui est en jeu c’est le monde.

Il ne s’agit pas simplement de soupçonner une situation, d’en relever l’insincérité et l’hypocrisie, il faut la tester par un dispositif rhétorique emprunté au théâtre, comme pour la mettre à distance, à l’aune de l’inconditionnalité impossible de la justice, de la « pure moralité » kantienne. Ce qui nous renvoie aux fameux paradoxes : le don, pour Derrida, ne doit pas se savoir don, sinon il redevient une simple transaction ; le pardon est accordé au pardonné sans qu’il le demande, sans repentir, et ne peut concerner que l’impardonnable. Le philosophe ne veut pas nous faire tourner la tête, mais il défait nos utopies faciles, nos espérances complaisantes, il y applique la logique messianique (sans Messie) : le Messie vient, non, ce cri dans la nuit, ce n’est pas encore lui, il faut veiller.

Et c’est bien le problème que pose la mondialisation pardonnante « droitdelhommisée » : elle s’y croit, elle prend la suite d’une histoire chrétienne (latine) du salut en en conservant sans critique la structure, elle prétend trouver « un supplément de transcendance », dit Derrida, dans la réconciliation et s’achever en elle, sans plus garder ce que le théologien allemand Jean-Baptiste Metz appelait la « réserve eschatologique ». Alors que la modernité semblait avoir développé son projet propre – Hans Blumenberg avait efficacement défendu cette thèse dans La légitimité des temps modernes –, voilà que Jacques Derrida remet en cause la sécularisation (concept d’origine chrétienne, rappelle-t-il), « la sortie de la religion », et fait parler un Hegel maître du jeu, démonstrateur du devenir monde de l’absolu, d’abord sous la figure du christianisme et ensuite, absolument absolu, dans la reprise spéculative. Il ne s’agit pas de dénoncer une stratégie hégémonique du christianisme, comme on pourrait dénoncer aujourd’hui celle de l’islamisme.

Le parjure et le pardon (1998-1999), de Jacques Derrida : Hegel en voix off

Au Rwanda, un panneau d’annonce d’un tribunal « gacaca », chargé de juger les crimes de génocide : « Vérité, Justice, Réconciliation », en kinyarwanda (2007) © CC/Dave Proffer

Derrida entend « marquer la continuité peu visible parfois d’une tradition chrétienne hégémonique (mondialatinisation) ». Cela ne tient pas au hasard si le monde sécularisé pense sa volonté d’unité réconciliée selon la promesse chrétienne (« selon » voulant dire « suivant la forme de »). Pas de hasard non plus dans la mythique du règne de la liberté, du dépassement du règne de la nécessité coïncidant avec l’eschatologie de la fin du travail et la parousie démocratique. Et Derrida de faire une lecture audacieusement parallèle de La Cité de Dieu et du livre de Jeremy Rifkin, La fin du travail, en montrant que la conséquence chez saint Augustin de la libération du péché serait l’inopérosité (thème cher à Giorgio Agamben) retrouvée de la destinée humaine après la malédiction du travail, et qu’elle trouve un certain écho dans les thèses de Rifkin sur la chance (dirait Bataille) à « l’ère post-marchande » de la fraternité, rendue dans la « résurrection » du tiers-secteur (pour toutes ces pages du séminaire, il faudrait relire la fin de l’Essai sur le don de Marcel Mauss qui évoque également la chance redonnée à la fraternité).

L’analyse de la « mondialatinisation » finit par dévoiler le « fil conducteur » du séminaire, qui n’est autre que la souveraineté. Il lui arrive avec ces scènes de pardon « des choses graves ». Mais, si le théâtre du pardon semble affecter la souveraineté, l’affaiblir, Derrida prétend au contraire qu’il en procède, qu’il est autorisé par elle et qu’il faudrait plus d’une sécularisation, une autre sécularisation, pour sortir vraiment des fondations théologico-politiques. Même une souveraineté « partagée », que de nouvelles institutions internationales tentent de promouvoir, en consacre de plus belle le principe.

Ces pages d’un séminaire tenu il y a plus de vingt ans viennent, par la transmutation de l’édition, comme des paroles prononcées par un spectre (Derrida, le revenant), nous toucher dans un moment où nous pressentons qu’il faut impérativement s’arracher à la gouvernance souveraine, à la souveraineté des États, pour établir une nouvelle alliance avec les vivants, pendant que nous continuons à déchainer ce même démon dans des débats sans fin et « sans grande rigueur intellectuelle » sur la République une et indivisible (ou sur la laïcité : rappelons, dans la logique du séminaire, les nombreuses adhérences théologico-canoniques de ce terme charnière d’une construction longue de l’Ecclesia en Occident), héritière plus qu’elle ne le croit et presque malgré elle du fameux « une foi, une loi, un roi » de l’Ancien Régime. Toute la relecture de Rousseau (que Derrida a tellement commenté) en regard de celle de La Cité de Dieu à laquelle le philosophe se livre durant la seconde moitié de l’année tourne autour de ce transfert (aurait dit Carl Schmitt) entre le théologico-politique chrétien et le moderne, celui-ci ne cessant de le dénier.

Mais il s’agit bien de paroles spectrales, car si la thèse d’une mondialisation s’accomplissant sous le régime de la « mondialatinisation », relève ou reprise (l’Aufhebung hégélienne) du régime chrétien avec toutes les ambiguïtés possibles, pouvait paraître juste à la fin des années 1990 (avancée au premier plan du thème du pardon, de la réconciliation, du respect de la personne humaine, affirmation d’instances internationales), il était bien arrivé dans ces années-là quelque chose à la souveraineté, elle avait été entamée ; aujourd’hui, la brutalité d’une souveraineté impériale semble s’être reconstituée. On peine à la caractériser, elle engendre un monde  ̶  est-ce un monde, justement ?  ̶  « vidé de tout contenu “humain” au sens d’“historique” », pour parler comme Kojève dans la note sur le Japon (à laquelle Derrida fait allusion dans une séance), insérée dans son Introduction à la lecture de Hegel. Le « monde » des cartels en serait peut-être l’image la plus parlante, règne de la terreur où la vie humaine ne compte pour rien, dans lequel le don et le pardon sont abolis, sans téléologie, sans besoin de « sociodicée », dirait Bourdieu, un monde « sans ». Peut-être Jacques Derrida le pressentait-il quelque temps avant sa disparition, au moment de la parution, en 2003, de Voyous.

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