Les éditions Calmann-Lévy proposent la réunion en un volume des trois ouvrages autobiographiques de Manès Sperber (1905-1984) originellement publiés en allemand en 1974. Ami d’Arthur Koestler, de Raymond Aron et d’André Malraux, Manès Sperber a été une sorte d’éminence grise de la pensée anti-totalitaire d’après-guerre. Très admiré notamment en Allemagne de l’Ouest et en Autriche où son œuvre romanesque (sa trilogie romanesque s’intitule Et le buisson devint cendre) et ses essais ont reçu tous les prix littéraires et distinctions possibles, il a été chez Calmann-Lévy un éminent passeur de la littérature de langue allemande, qu’il s’agisse de l’ouvrage fameux d’Arthur Koestler, Le zéro et l’infini, en 1945, ou du journal d’Anne Frank, de l’œuvre d’Alfred Döblin et de Hermann Hesse.
Peut-être de nos jours moins connu en France, il reste un témoin incontournable, précis, intense, du monde juif d’avant-guerre (il est né en Galicie dans un shtetl et a vécu son adolescence à Vienne) et de la lutte révolutionnaire, notamment en Allemagne, mais aussi en France (à l’instar d”Arthur Koestler), activité frénétique, essentielle, vitale pour cet intellectuel avec son lot inextricable de désillusions et d’espoirs. Dans Le talon d’Achille, recueil d’essais publié chez Calmann-Lévy dans la collection « Liberté de l’esprit » dirigée par Raymond Aron, Manès Sperber consacre un remarquable chapitre à ce qu’il appelle la version policière de l’histoire, notion qui reste d’actualité. Un régime totalitaire ne reconnaît pas d’opposition politique, il se nourrit dès lors de traîtrise : « Le peuple peut se passer pendant quelques semaines de viande, de beurre, d’œufs, le régime ne peut pas se passer un seul jour de la trahison. »
Si les Mythologies de Roland Barthes dénoncent la norme bourgeoise, les écrits de Manès Sperber dénoncent vigoureusement les mythologies du totalitarisme, sans jamais tomber, comme le souligne Olivier Mannoni dans sa préface, dans un combat « réactionnaire ». Si rien de la brutalité du XXe siècle ne lui aura été épargné, la passion politique de Sperber ne se départit jamais de l’espoir de dégager de ses expériences une dignité humaine : « oui, j’étais un drogué de l’espoir », s’exclame-t-il dans ses mémoires lorsqu’il considère son engagement dans le communisme. Cet espoir, ce messianisme transféré de l’attente juive du Messie vers la révolution, il l’a troqué sans regret contre un refus obstiné de la lâcheté et de la compromission, un rejet de ce qu’il appelle « la langue fourchue », rompue à l’exercice du mensonge stalinien, refus dont on peut trouver les origines intellectuelles et psychologiques dans le récit fascinant qu’il fait de son enfance dans un shtetl de Galicie, quand, abreuvé d’un judaïsme hassidique et vouant un culte à son père, il trouve en lui-même, comme beaucoup de Juifs de sa génération, un chemin de sortie de la religion.
Cette sortie de la religion lui indiquera sans doute les modalités d’une sortie hors du communisme lors des premiers procès de Moscou où l’accusation de trahison recouvre d’une façon systématique toute possibilité de penser autrement, de s’opposer politiquement à un régime. « Aucun contemporain en possession de toutes ses facultés et notamment aucun intellectuel disposant de toutes les informations, qu’il fût communiste ou sympathisant, n’était obligé de croire à la vérité des aveux que faisaient les accusés lors des procès de Moscou […] Je ne crois pas ceux qui prétendent n’avoir connu la vérité que vingt ans plus tard, après les aveux incomplets de Khrouchtchev.»

Né à Zablotow en Galicie, dans l’empire d’Autriche-Hongrie, Manès Sperber et sa famille s’installent à Vienne pendant la Première Guerre mondiale, fuyant les combats. Dans le premier volume, Porteurs d’eau, il décrit le shtetl de son enfance. « Sur une population de trois mille habitants, quatre-vingt-dix pour cent étaient des Juifs : des artisans – bien plus qu’il n’en aurait fallu –, et plus de marchands que d’acheteurs, sans capital, contraints de vendre des articles qu’ils n’étaient pas sûrs de pouvoir payer, tant ils avaient de mal à s’en débarrasser. » Son père est la figure centrale de ses souvenirs : « Mon père se tenait debout derrière moi, le manteau de prière jeté sur les épaules, les tefillin, ces phylactères noirs, sur le front […] J’aimais les airs hassidiques, et mon père les chantait comme si tous, même les plus tristes, étaient pour lui source de joie […] J’aimais alors mon père plus que tout être au monde, peut-être plus que moi-même ». Les habitants de Zablotow « s’appelaient eux-mêmes Luftmenschen [hommes de l’air], ils menaient une existence de courant d’air ». Si la misère est totale, cette population juive hassidique est suspendue à l’espérance de l’arrivée du Messie. Le petit garçon plein de ferveur religieuse s’entraîne avec son ami Berele à faire le poirier, car la délivrance devait commencer par un brusque « renversement du monde ».
Devenu adolescent, il rompt avec la foi juive et adhère au Hachomer Hatzaïr, un mouvement scout de jeunesse sioniste et socialiste. Dès la fin de 1918, le Shomer avait cessé d’être une organisation de scouts juive pour devenir un mouvement de jeunesse indépendant et, à maints égards, véritablement révolutionnaire : « Le Shomer nous apprenait à marcher tête haute, à regarder chacun en face, à ne jamais éviter une discussion ou une bagarre – à ne plus jamais, plus jamais prendre la fuite ! » Paradoxalement, cet arrachement au shtetl, au « judaïsme de ghetto », cette volonté de ne pas ressembler à ses parents, amènent ces jeunes à troquer l’assimilation contre une « volonté d’assumer activement le fait d’être juif ». Mais il s’agit « d’un peuple juif rajeuni ». Il ne s’agit pas seulement d’un homme nouveau, en l’occurrence d’un Juif nouveau, mais il s’agit de réaliser, sous l’influence du pédagogue réformateur Gustav Wynecken, (1875-1964), que la jeunesse, « loin de n’être qu’une phase biologique transitoire, pouvait créer de nouvelles valeurs fondamentales qui triompheraient un jour de celles de la culture bourgeoise des adultes ».
Sperber n’a que seize ans lorsqu’il rencontre Alfred Adler, ce célèbre psychothérapeute autrichien, qui a rompu avec Freud en 1910 et développé ensuite un concept de psychologie individuelle. Il lui consacre un premier livre, Alfred Adler, l’homme et son enseignement. En 1927, il part à Berlin à la fois pour y promouvoir une psychologie individuelle (selon les termes adlériens) et pour participer au combat révolutionnaire. Il y adhère au Parti communiste allemand. Il est arrêté à Berlin en 1933, sera libéré grâce à sa nationalité polonaise et se rend à Paris. Il y retrouve Arthur Koestler avec qui il partage une activité d’écriture dans diverses revues soumises aux ordres du Komintern par l’intermédiaire d’une figure assez fascinante, Willi Münzenberg. « Au royaume des intellectuels, Münzenberg était devenu le “charmeur de rats”, le monde entier était son Hamelin. Sa propagande s’adresse avant tout aux intellectuels. » On retrouve Münzenberg et l’aventure de la revue antifasciste Die Zukunft (L’avenir), entre autres péripéties liées à l’activité antifasciste sous contrôle étroit du Komintern, dans l’ouvrage autobiographique d’Arthur Koestler Hiéroglyphes. Si l’on compare les deux écrivains, il est évident que l’humour de Koestler, son génie propre, son aspect tourmenté aussi, séduisent plus que la prose de Manès Sperber. Il n’en reste pas moins indispensable de voir comment, par l’introspection et l’analyse, Manès Sperber dégage une vision politique sans concession.
Le pont inachevé, qui décrit ses années à Berlin, interroge d’une façon directe l’obéissance de cadavres des communistes allemands aux directives staliniennes. « En 1931 le parti communiste allemand était le plus puissant de tous ceux qui existaient en dehors de l’Union soviétique, c’était un mouvement prolétarien fort bien organisé. » « Pourquoi les Russes ? », s’interroge Manès Sperber à l’époque, mais probablement avec une vigueur accrue par l’exercice de réflexion a posteriori qu’impose le récit autobiographique, « pourquoi Staline voudrait-il empêcher la révolution en Allemagne, et de plus livrer tout le mouvement ouvrier aux nazis victorieux ? Dans la seule intention de se débarrasser du parti social-démocrate et du syndicat réformiste ? ». Et Sperber de se demander si son « comportement d’alors n’est pas trop difficile à comprendre pour [s]on lecteur. Je veux parler de cet enchevêtrement de connaissance et d’ignorance, de désespoir d’avoir été trompé et d’enthousiasme pour tout ce qui me semblait se rapprocher, même de très loin, d’une réalisation annonçant l’avenir socialiste ». En réalité, c’est précisément cet enchevêtrement de foi, de croyance, d’espoir et de désillusions qui donne à cet exercice d’autocritique toute sa saveur. Comme pour Arthur Koestler, les années d’engagement ont un double aspect. D’une certaine manière, on ne peut s’imaginer à quel point les intellectuels engagés dans le communisme ont été heureux : « L’intelligentsia d’extrême gauche avait l’impression de faire l’Histoire », se souvient Sperber qui raconte comment Willi Münzenberg répétait à tout-va le slogan : quel plaisir de vivre !
L’excitation voire l’héroïsme de l’activité antifasciste ne suffit pas à écarter l’horreur de la Shoah. Si les parents de Manès Sperber peuvent gagner l’Angleterre, sa grand-mère Feigy (sa grand-mère maternelle) retourne à Kolomya avant même la fin de la guerre. Les « nazis y exécutèrent sur place, en ville et dans les bourgades environnantes, de nombreux habitants juifs. Les survivants furent ensuite déportés et envoyés en camp d’extermination. Une vieille femme grabataire et qui vivait absolument seule, échappa par erreur à l’extermination. Les quelques voisines, chrétiennes, qui lui restaient encore, savaient qu’elle était toujours là, mais elles ne voulaient pas prendre le risque d’aller lui porter à manger. Elle mourut donc de faim, dans l’interminable agonie que vaut cette mort-là. Cette vieille femme, c’était ma grand-mère Feigy ».
Les années d’après-guerre, notamment sa relation avec André Malraux, sont évoquées dans le troisième volume, Au-delà de l’oubli. Signalons que l’engagement de Sperber dans la psychologie lui donne un recul similaire à celui que ses activités antifascistes d’avant-guerre l’ont incité à prendre : « Sous l’influence de la psychanalyse, des expressions telles que sentiment de culpabilité, complexe de culpabilité et culpabilisation forment aujourd’hui les composantes inévitables d’une phraséologie contemporaine grâce à laquelle on réussit aisément à se sentir à la fois mélodramatiquement coupable et absolument irresponsable. » Il s’agit là encore pour Manès Sperber de dégager pour lui-même et pour ses lecteurs la possibilité d’une responsabilité individuelle, d’une conscience de soi politique et psychologique. C’est peut-être seulement de cette façon investie, compromise parfois, que l’on peut tenter de témoigner.