Dans ses livres les plus connus, Songes et fables, Deux vies, Emanuele Trevi (né à Rome en 1964) aime s’interroger sur les morts et le rapport qu’il entretient avec eux ; il poursuit aujourd’hui ce questionnement dans La maison du magicien. Cette fois-ci toutefois, l’absent n’est plus un ami, une connaissance, un artiste admiré, mais son propre père, Mario Trevi, un être plus proche de lui encore que ceux dont il a précédemment parlé.
Ce père, psychanalyste jungien de renom, est le « mage » du titre ; la « maison », son appartement dont Emanuele Trevi a hérité et dans lequel, faute de parvenir à le vendre, il décide de s’installer. Puis, à partir des traces laissées par « le grand guérisseur […] dans son antre », la rencontre réelle ou hallucinée de quatre présences féminines, le nouvel occupant tente d’approcher la « difficile, mystérieuse, saturnine » figure paternelle et son empreinte sur lui. Tâche complexe puisque, de cet énigmatique personnage, son épouse elle-même ne savait dire, en guise d’avertissement et d’explication à son fils, que : « Tu sais comment il est ».
Trevi se plonge dans les écrits du père, dans les notes qu’il a laissées en marge des livres, dans ses innombrables carnets de croquis. Il s’interroge sur quelques objets qu’il chérissait : des pierres, par centaines, polies à la main par ses soins, une couverture de laine transpercée par une balle allemande du temps où il était partisan, une lampe à huile.
L’intriguent aussi, comme possibles clés à la personnalité de cet homme mystérieux, une certaine Miss Miller, qui a fasciné Jung (et donc son père) pour un article qu’elle avait écrit, et surtout, hic et nunc, une « visiteuse » qui entre sans jamais se faire remarquer dans l’appartement et laisse derrière elle les signes de son passage.
À côté de Miss Miller et de la « visiteuse », des femmes bien vivantes prennent aussi possession de la maison et de la psyché de Trevi : la « Dégénérée », une femme de ménage péruvienne qui se charge de tout sauf du ménage, et Paradisa, sa cousine, qui lui « offre » ses nonchalants services de réconfort. Désordre, inquiétude, vulnérabilité, plaisir, alternent donc pour le nouvel habitant de cette « caverne de magicien ».
Dépourvu de la maîtrise des événements, il finit par ressembler sur un mode sério-comique à une de ces « âmes » (jungiennes) ballotées par des forces obscures qui ont hanté le cabinet de Trevi père du temps où il exerçait. Mais les expériences faites par Trevi fils – rêves, aventures, lectures, apparitions ou disparitions d’objets et d’êtres – portent en elles des leçons (sibyllines, certes) répétées, réajustées ou contredites par des figures du texte aussi diverses que celle, très présente, de Jung ou, plus fugitives, de Natalia Ginzburg, Beppe Fenoglio et Ernst Bernhard.
La maison du magicien est ainsi une réflexion sur la psyché et l’existence, une succession de bribes autobiographiques et de portraits, qui convoquent passé et présent, fantasmes et réalités. C’est aussi une vision légère et fine de ce que c’est qu’être un enfant, c’est-à-dire un être qui doit grandir avec les attentions et inattentions de ses parents, lesquelles déterminent pour la vie les structures de son psychisme. Pour Trevi, en l’occurrence, une compréhension lui est très tôt venue face à ce père étrange ; il la formule ainsi avec les mots de l’adulte et le point de vue du garçonnet qu’il était : « Si tu veux que cet homme t’aime (la seule chose qui t’intéresse), ne te mets jamais au centre de son attention. » Un centre, chez ce père, dont Trevi enfant a bien compris que personne ne pouvait l’occuper et que personne ne pouvait savoir en quoi il consistait.
L’inattention paternelle fournit d’ailleurs au livre une de ses pages les plus amusantes : lorsque Emanuele Trevi, petit, voyageait seul avec son père, sa mère lui recommandait de mettre dans sa poche l’une des savonnettes de l’hôtel où tous deux descendraient (à l’époque enveloppées dans un papier portant l’adresse de celui-ci) au cas où Trevi senior « perdrait » son fils. Ce qui arriva une fois à Venise : l’anecdote, drôle, un brin inquiétante, est, à l’image du livre tout entier, merveilleuse.
Car La maison du magicien exerce de subtils sortilèges, ceux de l’humour et de la pénétration, irrésistibles aux âmes perdues que nous sommes, toujours à la recherche de voies et de guides dont nous savons qu’ils n’existent pas.