Traverser des frontières à chaque phrase

Depuis qu’en 1972 elle a fui le Liban, où elle est née en 1937, pour venir habiter Paris, Vénus Khoury-Ghata a développé son œuvre sur deux modes : le roman et la poésie. La trentaine de titres de poésie, désormais reconnue tant en France qu’à l’étranger, est portée par un élan constant, des notations surprenantes prises sur le vif (notamment du quotidien des femmes) et une narration toujours soutenue par des formulations surgissant du plus profond de l’être. Mis en valeur par la force de ses lectures publiques, ce niveau de qualité a pour une grande part son origine dans une contradiction jamais résolue au cœur de l’écriture. Les prix obtenus, les traductions, n’y changent rien, comme en témoigne la réponse qu’elle a faite à Bernard Mazo dans un entretien datant d’il y a quelques années : « J’ai essayé de donner à la phrase française le rythme, voire la forme de la langue arabe, alors que ces deux langues n’ont rien de commun. Ce qui est beau dans l’une ne l’est pas dans l’autre… J’écrivais dans une langue et louchais vers l’autre avec l’impression de traverser des frontières à chaque phrase, de devoir payer une taxe, un impôt. »

Vénus Khoury-Ghata | Anthologie personnelle. Actes Sud, 170 p. (1997)

J’ai connu Vénus Khoury-Ghata dans les années 1980. Elle fréquentait l’équipe d’Europe et venait de publier aux Éditeurs Français Réunis, dans la collection « La Petite Sirène », Qui parle au nom du jasmin ?, livre des années heureuses, quand l’amour était encore en vie. Bien d’autres ont suivi.

La relisant aujourd’hui, je lui trouve une singulière parenté avec la petite famille des grands poètes épico-lyriques du XXe siècle, nés sur les bords de la Méditerranée, comme Yannis Ritsos ou Mahmoud Darwich. Sa poésie se moque des petits maîtres qui prétendent savoir ce qu’est l’écriture poétique et sont incapables de chanter. Elle, elle murmure à notre oreille, elle crie et elle chante. Elle est un vrai poète. « Poète », c’est le titre du dernier texte de ce choix, dans lequel elle affirme :

       Tu auras pour cité les lisières du silence

       pour automne les mots qui jaunissent dans ta bouche

       pour épouse la soif qui sort de son linge délirante et nue [1]

Son chant est un chant énigmatique et profond qui use en permanence d’un langage allusif d’images et de métaphores, dont Vénus se fait un immense collier d’ambre. C’est le chant de la beauté humaine, emportée par l’histoire et ses tragédies, avec son levain de tendresse et ses celliers d’ombre, tels que façonnés par l’enfance. Peu de poètes ont ainsi parlé de leur mère, balayeuse mythique : « Il faut nettoyer la planète / nettoyer Dieu / criait ma mère en nouant son tablier » [2]. Elle a connu les déchirements de la guerre civile et le drame personnel du deuil. Dans la brève préface qu’elle a donnée à son Anthologie personnelle, elle évoque les images insoutenables du Liban noyé dans son sang : « Les cadavres placés sur des planches étaient lancés dans les fosses communes du même geste que le boulanger qui enfourne son pain. La mort, pain quotidien des Libanais. »

Comment ne pas y repenser aujourd’hui que le Liban est à nouveau sous les bombes ? Francis Combes

Vénus Khoury-Ghata | Le livre des suppliques. Mercure de France, 150 p. (2015)

Il y a ces premiers temps du deuil où l’on n’accepte pas la mort. On appelle, on supplie – d’où le titre – le disparu de revenir parmi les vivants. « Admettons que ta disparition était feinte », écrit Vénus Khoury-Ghata. Elle cherche, tel Orphée, à le faire revenir de « l’autre côté des choses » par la magie de sa langue, à le ressusciter grâce à l’écriture, un pari impossible : « comment te réécrire démantelé comme tu es ». Celui qui voyage dorénavant par « les murs qui s’ouvrent sur d’autres murs » n’est plus de ce monde. Pourtant, elle guette le moindre indice de présence, l’ombre de l’absent qui rôde autour des choses, le figuier, le peuplier, et dans sa mémoire.

Ses propres souvenirs, ceux de son enfance au Liban – avec son odeur de terre, ses légendes, la guerre hélas –, lui reviennent aussi, reliés par le fil de l’écriture dans le poème, comme un lieu de reconstruction et de renaissance. Malgré la tristesse, la colère, la culpabilité parfois, si paradoxal que cela puisse paraître, le livre de Vénus Khoury-Ghata est un hymne à la vie. On se sent comme enveloppé par la somptuosité de ses images. Cela tient à ce que cette poétesse, parfaitement bilingue, a su introduire avec justesse les arabesques de la langue arabe dans la langue française, nous invitant à nous laisser porter très loin par l’écho : « Il suffit de serrer une pierre dans ta main pour vibrer avec la planète… » Alain Roussel

Vénus Khoury-Ghata
Vénus Khoury-Ghata © Bruno Nuttens / Actes Sud
Vénus Khoury-Ghata | Les mots étaient des loups. Gallimard, 288 p. (2016)

Le livre de poèmes choisis de Vénus Khoury-Ghata constitue un véritable art poétique, rendant compte du processus de création par une écriture métamorphique qui ouvre le grand champ des échanges et passages entre humain, animal, végétal et minéral. Les mots, en particulier, se déchaînent, perdent leurs frontières. Il est toutes sortes de mots, « des mots de jardin pauvre », « des mots d’origines obscures », des mots grimés : « à cornes et à plumes ». Les lettres, devenues vivantes, « juvéniles », sont attirées, comme des abeilles, par « l’odeur sucrée du chèvrefeuille ». Elles revêtent parfois des formes burlesques comme de grosses bêtes monstrueuses : « les lettres mâles étaient poilues ».

Les éléments, eux aussi se mettent à parler : « la mer répétait la même phrase de continent à continent » et les mots errent à la recherche de miroirs magiques ou du tremblement de la lumière. Récalcitrants, ils se transforment en loups, s’alignant « sur les cimes pour raconter à la lune la difficulté du vent à escalader la pente ». Et la poète est là pour tenter de coudre les mots au monde afin de suturer une blessure de guerre et de folie qui suppure, une blessure d’enfance. La langue, porteuse de toute l’épaisseur du monde, est rituelle et les mots reviennent comme une profération. Dans ce chant voué à l’interminable, la poète fait de son écriture une véritable psalmodie. Béatrice Bonhomme

Vénus Khoury-Ghata | Gens de l’eau. Gallimard, 230 p. (2018)

Gens de l’eau est un recueil qui me bouleverse. Je le garde à mon chevet tant il me fascine, m’émeut, m’inspire, tant j’aime y retourner. À peine ouvert, un monde ancestral, comme issu d’une fable, surgit : « hommes », « femmes des gens de l’eau », « enfants », arbres, gibier, maison.

L’écriture anime ces éléments comme on relie des forces archétypales. De ces équations naît un monde quasi onirique, révélateur de vérités humaines essentielles : la violence des relations entre vivants et avec la nature. « L’antilope sur l’épaule n’est pas un gibier / mais une épouse pour temps d’indigence et de désillusions. » Habitant ces seuils où tout bascule, les gens de l’eau semblent venus d’un ailleurs viscéralement proche : vie, mort, accouchements, mues.

Tout peut arriver dans ce monde où les images s’enchaînent sous un cosmos personnifié, parfois tout-puissant. Les éléments y prennent un pouvoir arbitraire, capables de vie ou de mort : « qu’il meure si telle est la volonté de l’oiseau parti sans réfléchir ». La nature forge des alliances imprévisibles : « loup et neige marchent main dans la main dans le pays derrière le pays », tandis que la poule suit le renard dans son terrier, bouleversant les lois de la prédation et plongeant le lecteur dans un émerveillement inquiet.

On se suspend aux pouvoirs d’une poésie qui fait de la métamorphose des êtres et des mots un événement, une menace pesant sur leur disparition : femme, figuier, loup, « les trois deviennent deux par temps de neige ». Les figures qui tentent de tourner ce pouvoir métamorphique vers la vie sont d’autant plus poignantes : elles se heurtent à l’impossible : « cuire le caillou renversé sur ton parcours n’en fait pas un pain », ou encore : « sa chaussure égarée sur le chemin le ramènera à sa vie, se dit-elle ». Là où ces personnages échouent à défier la mort et l’immuable, l’écriture, spectaculairement belle et active, continue à les faire vivre ; l’espoir qui leur mentait ne ment peut-être pas tout à fait. Hélène Fresnel  

Vénus Khoury-Ghata | Désarroi des âmes errantes. Mercure de France, 120 p. (2024)

Si les mots des poèmes du recueil Désarroi des âmes errantes de Vénus Khoury-Ghata sont « chez eux sur la page » et « savent tout », les morts, quant à eux, reviennent et errent. Dans le premier poème du recueil, l’âme « cherche un endroit où se poser », le mort est « absent de lui-même », habite le miroir présenté comme « sa cage et son lieu d’habitation » et formule la demande de « lui rendre ses mots avec sa voix ». Le miroir, comme l’écriture poétique, tisse le lien entre présence et absence, visible et invisible, parole et silence. Certains morts « boivent à notre santé et à leur longévité », d’autres « reviennent vérifier si leur maison est toujours à sa place », un autre se demande « s’il saura recoudre les lézardes de ses murs alors qu’il ne sait pas enfiler une aiguille ». Les morts sont invisibles, absents, et c’est bien leur voix qui semble traverser les poèmes tout au long du recueil avec humour.

Face à l’absence, l’écriture apparaît comme une nécessité que l’on retrouve à l’échelle des mots : « le mot isolé n’a pas de voix », il « craint d’être emmuré entre deux pages », et nous rappelle la peur de la solitude de Diane dans Ce qui reste des hommes : « elle fait peur à tout le monde, même au mot qui se retrouve seul sur une page ». La mise en abyme de l’écriture poétique de Vénus Khoury-Ghata réunit le poème en train de s’écrire avec les poètes morts tragiquement : son frère, « fracassé avec ses mots », les autrices Virginia Woolf, Marina Tsvetaïeva, Sylvia Plath, au rythme de la « marche du même pas que les mots », ainsi que les personnages de fiction Anna Karénine et Emma Bovary. Le lieu poétique est alors celui de l’entre-deux qui réunit, entre réalité et rêve, fiction, imaginaire. Nous pensons à la sœur de Shakespeare imaginée par Virignia Woolf dans A Room of One’s Own qui, comme tous les poètes, est encore vivante et à qui il « suffit d’une occasion pour se manifester parmi nous », comme les âmes errantes du recueil de Vénus Khoury-Ghata. Julie Abécassis   


[1]Anthologie personnelle, p. 169, extrait de Terres stagnantes, Seghers, 1969.

[2]. « Basse enfance », in Anthologie personnelle, Actes Sud, 1997, p. 16.

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