Marché de la poésie (2) : Déambulations poétiques

Un dossier en trois volets à l’occasion du 34e Marché de la poésie. Pour ce deuxième volet, deux témoignages d’Yves Boudier et de Francis Combes, des éclairages sur une anthologie de Jean Portante, un essai de Jean-Pierre Siméon, une collection – « Poésie-Flammarion » – et une revue à soutenir : Neiges d’août.

Un peu d’histoire

Yves Boudier est président de l’association CIRCE – Marché de la poésie, auteur de La seule raison poème (éditions Le temps des cerises).

Le premier Marché de la poésie s’est tenu en mars 1983 dans la cour d’honneur de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. Près d’une centaine d’éditeurs de poésie, et plus particulièrement de revues, s’était inscrite et résista pendant quatre jours aux intempéries printanières.

C’est dans le contexte de différentes enquêtes sur les revues, menées dès 1979 à l’initiative de Jean-Michel Place, que s’est imposée l’idée d’un Marché de la Poésie : « Il était manifeste, précisait-t-il, qu’il y avait une offre importante, il ne restait plus qu’à prouver qu’il y avait également une vraie demande et pour cela il fallait créer un marché de producteurs, un marché d’éditeurs. Un lieu où seraient réunis ceux qui « font » la poésie, non ceux qui l’écrivent mais ceux qui transforment le texte en revue ou en livre ».

En plus de trente années d’existence, le Marché de la Poésie est devenu un vrai marché, lieu d’échange, de rencontres entre tous les partenaires de la vie poétique : éditeurs, auteurs, lecteurs, bibliothécaires, critiques, journalistes, libraires. Ses invités d’honneur, depuis 2004, venus de Finlande, des pays nordiques, d’Inde, du Bassin du Congo, d’Italie, de Belgique, d’Irlande, de Pologne, d’Espagne, d’Estonie, aujourd’hui du Mexique, élargissent plus encore son rayonnement et nourrissent le désir des traducteurs.

Enfin, depuis 2005, la Périphérie de Marché, qui se décline pour cette 34e édition en quelque 38 événements, suscite en amont et en aval du rassemblement de la Place Saint-Sulpice l’attention d’un public sans cesse croissant.

La poésie peut-elle vivre d’amour et d’eau fraîche ?

Poète, éditeur, animateur de revue (Zone sensible) Francis Combes a toujours refusé qu’on réduise la poésie à « un supplément d’âme ». Pour lui, si la poésie est une activité savante cela ne signifie pas qu’elle soit « réservée par principe » à une catégorie très ciblée de la population. Ses responsabilité à la tête de la Biennale Internationale de Poésie font de lui un interlocuteur privilégié pour faire un point sur les problèmes qui traversent la poésie.

« Ça va mieux », paraît-il. Tout dépend. Chacun voit midi à sa porte. Il n’en va pas de même selon que l’on est patron du CAC 40 ou bien cheminot, paysan, étudiant, intermittent du spectacle ou responsable d’une association culturelle.

Récemment, l’Etat s’est félicité d’avoir retrouvé, grâce à un petit mieux de la « conjoncture », une cagnotte d’environ six milliards d’euros. Par un singulier hasard, cette somme équivaut à l’argent que l’Etat a prélevé sur les collectivités locales au titre de « l’effort  » auquel il leur a été demandé de participer.

Or, on sait que l’intervention des collectivités locales représente 70% du total de l’investissement en France. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cet « effort » va avoir des conséquences désastreuses dans de nombreux domaines. Particulièrement, pour la culture. Le livre, la littérature et singulièrement la poésie ne sont pas épargnés. La poésie… on aurait pu imaginer que son « coût » économique est si faible qu’elle passe sous les radars des chasseurs de dépenses publiques. Il n’en est rien.

Marche Poesie Combes

Francis Combes par Louis Tartarin

Déjà, nous avions dû nous mobiliser (dès 2012) en faveur du Printemps des Poètes, menacé par une décision du Ministère de l’Education. Mais dans la dernière période, les coups portés à la vie poétique se sont multipliés. L’un les plus marquants a été la fermeture de La Maison de poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines par la majorité (de droite) de la Ville nouvelle. Le festival de Lodève de son côté a dû baisser le rideau pour céder la place aux « arts de la rue ». Et beaucoup d’autres lieux dédiés à la poésie connaissent des soucis.

Dans le Val-de-Marne existe le plus ancien festival de poésie de France, et l’un des plus connus internationalement : La Biennale Internationale des Poètes. Créé à l’instigation du poète Henri Deluy, il a bénéficié depuis vingt-cinq ans d’un soutien constant et décisif du Conseil général.

Pendant cette période, plus de six cent poètes du monde entier ont été invités. L’association de la Biennale organise des événements qui réunissent chaque année quatre à cinq mille personnes. C’est évidemment moins que le football mais, pour de la poésie contemporaine, c’est loin d’être négligeable. Cela compte pour les poètes qui ont là des occasions de s’exprimer et de travailler. Et cela compte aussi pour le public, en particulier les nombreux jeunes qui peuvent ainsi participer à des ateliers d’écriture en milieu scolaire avec des poètes confirmés.

Or, comme tous les départements, le Val-de-Marne est confronté à des problèmes graves. La dotation de l’Etat est régulièrement en baisse. De plus, celui-ci lui doit des sommes considérables (100 millions d’euros cette année au titre de la compensation du versement des minimas sociaux). A cela s’ajoutent les effets de la restructuration administrative des collectivités locales, connue sous le nom de loi N.O.T.R.E., qui instaure les métropoles, redécoupe de manière autoritaires les communautés d’agglomérations et modifie les compétences des uns et des autres. Selon cette loi, la culture n’est plus une obligation. Ce qui permet aux élus des Yvelines d’annoncer qu’ils vont supprimer le budget de la culture. Dans le Val-de-Marne, ils ont fait le choix contraire de maintenir leur action dans ce domaine, mais ils ont été obligés à des coupes.

Certains penseront sans doute que tout cela n’est pas bien grave et n’empêchera pas la poésie de vivre, malgré tout. Sans doute… Ils peuvent même se dire que plus les poètes connaissent la misère, le « guignon », meilleur c’est pour l’inspiration. Les mêmes aiment bien se mettre à la boutonnière la fleur noire d’un poète désespéré… Mais, ne leur en déplaise : tous les poètes ne sont pas enclins à se suicider. Beaucoup sont résolus à se battre pour que vive la poésie et qu’elle connaisse la plus large diffusion possible. Ce qui est en jeu, c’est ce bien commun qu’est la langue. C’est aussi notre imaginaire commun, notre sens de la beauté, la qualité des rêves que nous nous autorisons. Or, comme le dit Shakespeare dans La Tempête, « nous sommes faits de la même matière que nos rêves ».

Une anthologie

Né en 1950 de parents italiens, élevé dans un pays (le Grand Duché de Luxembourg) où l’alphabétisation se faisait en allemand, Jean Portante a choisi le français comme langue d’écriture. Cette situation linguistique complexe imprègne sa conception de la création poétique, au point qu’il a inventé un néologisme, « effaçonner », pour caractériser son travail. Écrire c’est, simultanément, effacer (le mot des autres langues) et façonner en français.


Jean Portante, Le travail de la baleine. Poèmes 1983-2013. Éditions Phi. 638 p., 35 €.


SI J’AI TIRE LE VERROU c’est moins pour
t’empêcher de partir que pour éviter
que n’entre chez nous le fantôme du cerf
qui depuis longtemps fait les cent pas

devant notre porte il ne se cache
déjà plus derrière un tronc d’arbre
ou un muret il n’a même plus peur
comme avant de la lumière du jour

il est désormais la sentinelle entre
toi et moi et il délimite notre espace

en urinant sur le trottoir

(Point de départ – 1999)

En 600 pages, Le travail de la baleine rassemble les étapes d’une œuvre qui, commencée en 1983, s’est imposée en France depuis une quinzaine d’années grâce au prix Mallarmé qui l’a mis en lumière. Si l’écriture de Portante manifeste dans son ensemble beaucoup de liberté et une inventivité impressionnante, il n’en demeure pas moins qu’on peut y repérer des formes privilégiées. Parmi celles-ci, ces poèmes en coups de fouet dont le premier vers pourrait être le titre. L’impulsion à l’origine de l’écriture est écrite en majuscules, puis le phrasé se déploie, revient, repart, claque, avant de poursuivre plus ou moins longuement son mouvement.

Certains recueil sont entièrement composés par ce type de texte qui part de la mémoire ou d’un présent paradoxal ou de bribes d’écriture automatique, puis improvise au gré d’associations aussi surprenantes que nourries par un imaginaire amoureux riche en images, un dialogue régulier avec les artistes de ce temps, des moments de demi-sommeil ou d’émotion violente. Cette forme, pour être récurrente, n’est bien sûr pas la seule à produire d’incontestables réussites. On mentionnera, entre autres, ces petites pièces absurdes dignes du meilleur surréalisme.

quand j’entre j’ai besoin de deux portes
l’une pour moi l’autre pour mon ombre
parfois comme si j’étais elle
j’ouvre celle qui lui est destinée
et parfois comme si elle était moi
elle ouvre celle qui m’est destinée
et les gens quand il nous voient
font semblant de savoir qui nous sommes

(Ouvert fermé – 1994)

Simeon Marche Poesie

Jean-Pierre Siméon

Un essai


Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde. Le Passeur, 85 p., 15 €


Poète (Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, prix Max Jacob 2006), dramaturge, longtemps responsable de collection chez Cheyne éditeur, directeur du Printemps des Poètes depuis 2001 et à ce titre invité un peu partout dans le monde, Jean-Pierre Siméon est l’un de ceux qui peuvent le mieux mesurer les chances de survie de la poésie en tant qu’activité fondamentale de l’être humain. Si son essai est à ce point offensif, c’est qu’après avoir diagnostiqué d’une manière radicale les maux dont souffre la civilisation de la com, il montre que, fondamentalement, les qualités intrinsèques de la poésie en sont l’antidote parfaite.

… C’est cohérent : dans un temps parqué par la peur de l’inconnu (au vrai nous n’avons peur que de ça, l’inconnu) il faut absolument une langue qui assure et rassure en confinant le réel aux limites de ses significations restreintes et repérables. D’où l’omniprésence de l’information et le triomphe de « l’info en continu » ; une hystérisation du connu, du fait tangible dans laquelle la parole réduite à sa fonction de nomination est tautologique, sidérante répétition du même. Le commentaire même qui vise originellement à désigner ce qui dépasse du fait s’en tient selon cette logique générale de récession du sens, à la formulation des corollaires de l’évidence, donc à l’amplification du fait. Et voilà l’entendement collectif prisonnier du réel objectif, asservi à l’affect qui n’est que l’écho du fait. Cela modélise une position existentielle devenue loi. On ne se risque plus dans la profondeur du réel, on réagit…

Le passeur est un nouvel éditeur généraliste et indépendant qui travaille « à développer un catalogue ouvert à l’image de son intérêt pour l’homme dans toutes ses composantes ».

Une collection majeure : Poésie-Flammarion

Lancée en 1985 par Claude Esteban, la collection Poésie a pris un tour nouveau en 1994 avec l’arrivée d’Yves di Manno. Si les premières années on pouvait retrouver dans les choix de Claude Esteban des pôles d’intérêt rappelant les orientations des deux revues phares que furent L’éphémère et Argile, l’auteur de Champ I et II, a vite imposé un goût formé, entre autres, par la lecture des objectivistes américains et d’Action Poétique. Mais la diversité des approches ne signifiait nullement une opposition. Les références partagées, les œuvres également admirées étaient nombreuses, au point qu’il n’y a pas eu de rupture dans la conduite de la collection et que celle-ci a bénéficié d’une continuité. L’amitié entre Claude Esteban et Yves di Manno n’a d’ailleurs connue aucun accroc jusqu’à la mort du premier en 2006. Tous deux soucieux de redéfinir une des modernités possibles, ce qui les distinguait tenait surtout à des questions de générations. Le rapport à ces déflagrations que furent le structuralisme et la pensée heideggérienne était différent. Esteban avait débuté pendant qu’elles bouleversaient les manières de penser. Di Manno avait signé ses premières œuvres alors que l’effet de surprise était passé depuis longtemps.

Avec plus de 170 titres et plus de 60 auteurs, Poésie-Flammarion est aujourd’hui un lieu unique, qui regroupe une bonne part de ce qui s’est publié de mieux depuis 30 ans. Son catalogue brille comme a pu briller celui du Chemin entre 1960 et 1980. D’abord, il mêle plusieurs générations (celle des auteurs nés avant la guerre – Albiach, Deluy, Risset, Rossi…-, celle des auteurs nés après la guerre – Adelen, Bénézet, Broda, Cartier, Chambaz.. -, celle des auteurs nés entre 1960 et 1970 – Garron, Frogier, Loizeau, Moses… -, et, enfin, celle des moins de 40 ans – Vinclair…). Ensuite, il confronte des courants esthétiques très contradictoires voire antagoniques (la quête sur les chemins du monde d’un Auxemery n’a rien à voir avec le postmodernisme d’un Beck, ou les surgissements mystérieux d’une Tellerman…). Enfin, aux côtés d’auteur(e)s reconnu(e)s (Daive, Étienne…) on retrouve de nombreux paris sur des inconnus au moment de la parution (Sanguinetti, Pazzottu) et des poètes demeurés dans l’ombre (Michel) qui se sont imposé d’un coup grâce à ce soutien.

Poésie prouve qu’à condition de ne pas céder aux compromis ou à l’épuisement des hypothèses, les collections, par nature, sont une des conditions de l’activité poétique d’une époque. Elles font rêver, elles donnent une légitimité. Elle font autant les poètes en leur proposant une hauteur de visée, que les poètes les font. Libre à chacun de pointer du doigt tel ou tels titres. Nul n’est parfait, Mais il serait insoutenable de ne pas voir que Poésie a révélé un nombre impressionnant d’œuvres abouties, tout en combattant la reproduction du stérile et les gesticulations de l’originalité forcenée.

Une infinie précaution d’Eric Sautou confirme qu’à chaque parution d’un nouveau titre, il est bon de se préparer au meilleur. Sautou, que révéla la revue Petite et qui a déjà deux titres dans la collection, nous donne un livre qui parfois semble ne procéder d’aucune volonté, d’aucun effort, et prouver le bien-fondé du vieux rêve de la génération spontanée. Des séquences comme La vie éternelle, Féroé Féroé, ou Maison d’hiver seraient à citer en entier tant « l’infinie précaution » approche la perfection.

Une revue à soutenir


Neige d’août. 12 € – abonnement : 20 € les deux numéros – Neige d’août, 58210 Champlemy


Discrète, distribuée dans quelques librairies1, cette revue a pour spécificité de promouvoir en France la littérature coréenne, et pour constante la qualité. S’il est difficile de juger globalement de l’importance des auteurs de Corée figurant dans la table des matières, on remarque immédiatement les signatures françaises. Entre cent autres : François Julien, Jean-Claude Pinson (membre du comité de rédaction de la revue Place Publique), Judith Chavanne, François Cheng, Gilbert Lascault, Bertrand Degott, Philippe Forest… et pour le numéro 22 – consacré à l’humour – Laurent Grisel, Mathieu Gozzoli, Henri Droguet qu’accompagnent des noms moins connus : Evelyne Morin, Alexia Morinaux, Stéphane Casenove. Ce qui saute aux yeux, c’est l’élégance de l’objet : sa couverture, son format, les illustrations de Nélida Medina, la typographie. Puis la lecture (Neige d’août / Revue de / littérature et/ d’Extrême-Orient) confirme l’impression première. On prend plaisir dès l’éditorial de Camille Loivier :

« … L’humour n’est pas l’ironie. L’humour est plus subtil, plus spirituel. L’humour a un caractère empathique et contient une forme d’innocence, contrairement à l’ironie qui reste sarcastique et consciente. On se rapproche de la naïveté qui touche au sublime. Mais c’est ce que l’on ne perçoit pas au premier abord. Il faut prendre son temps, être disponible, à l’écoute… »


  1. à Paris : Junkudo, Le Phénix, Compagnie, Youfeng, Tschann, Ecume des pages, Vendredi, Anima ; à Marseille : L’odeur du temps ; à Nevers : Le Cyprès, à Nantes : Vents d’Ouest ; à Quimper : Les vents m’ont dit ; à Strasbourg : Librairie Kléber…. mais aussi à Séoul, Taipei et à Honk-Kong.
Retrouvez le premier volet de ce dossier en suivant ce lien.

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