Milieu de partie

Avec l’attention coutumière qu’elle porte à la psychologie de ses personnages et à leurs interactions amoureuses, Sally Rooney, l’autrice irlandaise érigée contre son gré en figure de proue littéraire de la génération Z, s’attache de nouveau à nous montrer qu’aimer, c’est compliqué, mais pas impossible.

Sally Rooney | Intermezzo. Trad. de l’anglais (Irlande) par Lætitia Devaux. Gallimard, coll. « Du monde entier », 464 p., 22 €

Intermezzo raconte l’histoire de deux frères qui, après s’être perdus de vue pendant quelques années, renouent à l’occasion de l’enterrement de leur père. Peter, l’aîné, séduisant et hâbleur, est un avocat qui souffre d’une grande insécurité émotionnelle malgré sa réussite professionnelle. Ivan, le cadet, un ex-enfant prodige des échecs qui, à vingt-deux ans, n’a jamais confirmé les espoirs suscités par sa précocité est introverti et a beaucoup de mal à déchiffrer les interactions sociales les plus basiques. Le premier vit un triangle amoureux, complexe mais consensuel, dont les deux autres sommets sont Naomi, une étudiante squatteuse qui a dix ans de moins que lui, et Sylvia, une ex qui, à la suite d’un accident, ne peut plus avoir de rapports sexuels. Le second, Ivan, entame au début du roman une relation avec Margaret, une très belle femme de trente-six ans qui travaille dans un centre culturel. Intermezzo raconte les interactions entre ces cinq personnes au cours des quelques mois suivants, et notamment l’évolution de la relation entre les deux frères, dont on découvrira qu’elle est lestée d’un passif émotionnel assez lourd.

Comme d’habitude chez Rooney, la narration avance à travers des conversations, toujours entrecoupées de réflexions introspectives et de longues digressions philosophiques ou sociales qui donnent l’occasion à l’autrice d’aborder les abus qu’elle dénonce (crise du logement, crise climatique, capitalisme aveugle…). Bien que cérébraux, ses personnages sont faits de chair et s’adonnent d’ailleurs souvent aux plaisirs d’icelle au cours de longues scènes très détaillées, mais pleines de douceur.

Il se mord la langue. Quand elle dit son nom. Mouillée comme ça, soufflant comme ça. Parce que c’est vraiment bon. Euh, dit-il. J’ai un peu peur de… euh… Ils se regardent, elle est aussi rouge et brûlante que lui, et elle dit : Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas. C’est bon. Alors qu’il vibre en elle, toute mouillée, elle dit ça. […] C’est donc ça qu’on ressent, pense-t-il, quand on obtient ce qu’on veut ? Désirer, et en même temps obtenir, désirer encore mais se sentir comblé ?

Sally Rooney, Intermezzo
« Jeu d’échecs, verre, plateau », Juan Gris (1917) © CC0/WikiCommons

Le livre commence et se termine par une scène où Peter déambule dans les rues de Dublin, ce qui fait penser à un autre auteur irlandais. Comme son illustre aîné, Rooney s’attache à traduire la confusion des sentiments de ses protagonistes en connectant directement le lecteur au cerveau du personnage. Beaucoup se sont essayés à ce « flux de conscience », mais Sally Rooney s’est véritablement approprié cette technique. Sa plume explore en détail les méandres subtils des moindres sensations, effectuant d’incessants allers-retours entre le présent et le passé, le vécu et le ressenti, entremêlant sans cesse ce qui est dit et ce qui est pensé, chaque émotion ou chaque blessure renvoyant à une autre, plus profonde, qu’elle soit teintée d’espoir, de remords ou d’une nostalgie manifeste.

Malgré cette densité, le texte demeure fluide, et le livre se lit d’une traite, parce que Sally Rooney sait susciter chez le lecteur l’envie de « tourner une page de plus » (et parce que la traductrice, Lætitia Devaux, a eu le talent de faire exister en français toutes ces qualités). En fin d’ouvrage, l’appendice recensant les citations paraphrasées ou empruntées à de grands auteurs décrit assez bien l’univers littéraire de Rooney, pétri de références. D’ailleurs, le titre lui-même, Intermezzo, a en anglais un double sens, puisqu’il désigne, comme en français, un interlude musical, mais aussi ce qu’on appelle aux échecs le « milieu de partie », cette série de coups qui prend place entre l’ouverture (où tout a été étudié, et dont les bons joueurs connaissent par cœur tout le répertoire) et la fin de partie (tout aussi balisée). La référence à ce moment où le joueur peut inventer des combinaisons inédites, exprimer sa créativité et dévoiler sa personnalité, est donc de toute évidence une des clés de lecture de ce livre.

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À trente-trois ans, Sally Rooney peut se targuer d’avoir imposé sur la scène littéraire mondiale son style très personnel, sa liberté de ton et sa volonté de promouvoir des idées féministes et humanistes tout en enchaînant les succès commerciaux – et ce malgré sa discrétion dans les médias. Que demander de plus ? Il faut pourtant admettre qu’à la lecture de son dernier roman, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de déjà-vu. Certes, la palette des relations étudiées n’est pas exactement la même que dans ses précédents ouvrages. Une grande partie de l’intrigue d’Intermezzo s’articule autour des tensions qui peuvent surgir entre deux frères, du rapport filial et de la mort du père – des problématiques que Rooney n’avait pas abordées auparavant. Néanmoins, on finit par se dire que Peter ou Ivan auraient très bien pu figurer dans Où es-tu, monde admirable, pour ne citer que ce roman-là, et qu’Alice ou Felix, ses deux protagonistes, n’auraient pas déparé dans Intermezzo. Les sentiments analysés sont différents, mais la façon de les exposer demeure la même, et tous les personnages ont une propension à l’introspection très exacerbée qui tend à les uniformiser de livre en livre. Pour le dire en d’autres termes, aujourd’hui, Sally Rooney est une autrice moins surprenante (ce qui, après avoir publié quatre livres en sept ans, n’est pas si surprenant). Mais, là encore, comment lui en vouloir ? Parce qu’en dépit de ces considérations, Intermezzo est un très bon roman, écrit par une autrice qui a une voix et des choses à dire.