Le projet d’écriture de Jean-Pierre Siméon n’est pas uniquement livresque. Pour lui, la poésie est avant tout vocale, elle transite par le son, le timbre, l’inflexion, l’accent et la hauteur, des paramètres bien connus en musique. Et se tient, de ce fait, au croisement d’au moins trois arts : musique, théâtre et poésie. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Avenirs son dernier recueil et de réécouter l’enregistrement sur France Culture de son Stabat Mater Furiosa.
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C’est ce qui saute aux yeux ou plutôt aux oreilles en écoutant sa pièce, ou son poème oratorio, Stabat Mater Furiosa, dans la mise en scène de Christian Schiaretti avec la comédienne Gisèle Torteloro et retransmise sur France Culture (dans l’émission « Théâtre et Cie », écoutable en podcast).
Si on ne connaît pas cet enregistrement, et qu’on a simplement lu le texte, on est certes alerté par son ampleur, ses variations, de tons et de registres, mais s’y attarde-t-on autant qu’il conviendrait ?
En revanche, l’écouter, ne serait-ce qu’une fois, est presque une aventure et elle ne s’oublie pas. On est saisi, dès le commencement, lorsque se fait entendre la voix de l’interprète, si habitée, si contagieuse, seule dans le noir de notre imaginaire. Et celui de la scène.
« Stabat Mater Furiosa, raconte son auteur, est issu d’un voyage au Liban, que j’ai effectué en 1996, en compagnie de mon épouse. C’est mon amie Andrée Chédid qui m’avait inspiré le désir de m’y rendre.
Il me faut préciser que je suis né en 1950, que jamais jusqu’alors je ne m’étais trouvé dans un pays en guerre. Aussi, arrivant à Beyrouth, quittant l’aéroport, ce fut un choc de découvrir partout une ville qui en portait les stigmates : immeubles criblés de balles, éventrés, effondrés, chaussées trouées, etc.
À la fin du voyage, nous prenons une chambre non loin de Saïda [ville nommée dans le texte de la pièce]. Le lendemain nous apprenons que la ville a été bombardée dans la nuit, et nous voyons dans le journal des photos de corps morts, mutilés.
J’ai écrit le texte de Stabat Mater en un seul jet et trois semaines.
De quoi s’est nourrie exactement mon écriture ? Certainement, d’abord, de mon histoire familiale. J’ai été élevé dans le récit de la Deuxième Guerre mondiale. Mon arrière grand-père côté maternel portait l’étoile jaune et c’est grâce à l’humanité d’un fonctionnaire que ma mère et ma grand-mère, convoquées par la police, ont dû de ne pas avoir été envoyées dans un camp en 40.
D’autre part, j’ai très jeune baigné dans le théâtre, j’y allais tout le temps. C’est ainsi que j’ai découvert Le Soulier de Satin, mis en scène par Vitez, à 15 ans, Ghelderode, plus tard Claudel, grâce à Laurent Terzieff.
La rencontre avec le théâtre de Péguy, quand j’ai commencé à travailler avec Christian Schiaretti à la Comédie de Reims, a été déterminante. Notamment quand il a monté Les trois Prières, spectacle constitué par des extraits de La Charité de Jeanne d’Arc. Il m’a donné le goût du poème dramatique, j’entends par là un théâtre qui tient compte de la langue, où la langue fait spectacle, où elle porte une complexité, et non un théâtre qui privilégie les effets scéniques, et qui est essentiellement destiné à l’œil. Quand Christian Schiaretti a mis en scène Stabat Mater, il a créé un spectacle pour l’oreille. »
Depuis Christian Schiaretti, d’autres metteurs, metteuses en scène ont à leur tour joué le jeu de cette mise à l’épreuve, relevé le défi de ce théâtre hors règles. C’est ainsi que la pièce est jouée depuis sa création sur maintes scènes de par le monde. Non pas toujours pour des raisons de nouveauté formelle mais bien pour son sujet, la fureur qui l’anime. Contre quoi ? La guerre et ses violences, incontrôlées, inadmissibles. Sujet hélas terriblement d’actualité.
Toutefois, à nos yeux, l’essentiel est ailleurs, dans la respiration, dans le phrasé du texte, si bien porté par l’interprète Gisèle Torterolo, et qui se manifeste par une mise en scène très en retrait (l’actrice est seule, debout et immobile, sur un espace sans décor) ; l’usage du rejet, que le poète destine, commente Yannick Hoffert dans sa préface remarquable, à faire surgir « comme des apparitions les choses, les lieux et les figures » ; les répétitions de mots ou de formules, les oppositions de situations ou d’atmosphères… toutes choses destinées à créer la surprise, susciter l’attention mais par la langue seule.
Pour Jean-Pierre Siméon, « le spectacle de la langue se fonde sur une pratique physique de la rupture. C’est ainsi que la phrase devient elle-même une scène sur laquelle les mots font leur entrée ». Ce qui, loin de faire disparaître le théâtre, permet de le « concentrer dans la langue elle-même » (Yannick Hoffert), car ce théâtre-là a besoin « de l’espace pour se déployer, un vide et un silence » (Jean-Pierre Siméon).
Citons ce passage de Stabat Mater Furiosa, dans lequel on retrouve les caractéristiques de ce théâtre, décrochement du vers, antagonisme des visions, et lyrisme.
« […] mais tu es là
homme de la guerre
tu es là toujours
prêt à rompre du talon
les châteaux sur la plage
les constructions de sable patiemment levées
contre le vent et la vague
dans le plus bête de nos rêves
tu te tiens préparé
tu remues comme un rat dans les caves du jour
je vois l’entaille du couteau
dans chacune de nos joies et
le sang perle déjà sur la peau du monde […] »
Jean-Pierre Siméon n’est certes pas le seul à privilégier un théâtre où la langue est à l’œuvre, est visible « dans son épiphanie et sa résolution » ; à construire un langage dramatique où elle s’arroge non seulement le premier rôle mais tous les rôles.
On pense bien entendu à Antonin Artaud ; à Péguy et Claudel pour ce qui est de la rupture et du décrochement, de la prose transformée en vers libres.
Depuis Stabat Mater Furiosa, Jean-Pierre Siméon a écrit d’autres pièces de théâtre, dont il a puisé les thèmes dans le grand réservoir de la mythologie ; des essais qui commentent sa vision du théâtre (Quel théâtre aujourd’hui, Les Solitaires intempestifs, 2007 ; Usages du poème. Conversation avec Yann Nicol, La Passe du vent, 2008) ; et des recueils de poésie, dont le dernier, Avenirs, vient de paraître ; s’y vérifie la parenté formelle entre sa poésie et son théâtre, pour lui « genres consanguins ».
Le livre est constitué de trois longues séries de poèmes, regroupés sous le titre Avenirs, dont il faut noter le pluriel (l’avenir désespérant qui nous est promis n’est en effet pas le seul possible, on peut en imaginer, en désirer, en espérer un meilleur) : « Déserter la mort », « Horizon poésie » et « À présent soyons un chant », suivies du Peintre au coquelicot.
On y retrouve les thèmes de la colère contre l’inanité et l’horreur de la guerre, l’amour du vivant, et l’amour de l’amour, tout autant que ses choix formels, une poésie qui se lit mais aussi qui se dit, qui s’écoute, car « poésie et théâtre se nourrissent l’un de l’autre ».
« Ma poésie, précise-t-il, a changé à partir du moment où j’ai écrit Stabat Mater ». Décrochement, répétitions, exhortations, appel à l’autre… sont toujours là. S’y ajoute l’italique des poèmes en prose de « Horizon poésie » :
« Oui, l’homme est désespérant. Il est comme un oiseau dont la porte de la cage s’est ouverte et qui s’entêterait à compter ses plumes en piétinant ses fientes.
L’homme est désespérant, c’est pourquoi certains d’entre nous continuent d’espérer envers et contre l’homme : les rivières, les arbres, les poètes, les herbes sauvages, tous rêveurs insomniaques. Ceux-là seuls qui ont les pieds sur terre. »
Les poèmes brefs du Peintre au coquelicot :
« Car
dans tes bras
tandis que la rue crie
sous la fenêtre
un monde du moins
un monde est sauvé
*
Et oui vois
comme sur ta poitrine
sur ton souffle
c’est ta pensée en moi
qui voyage
et m’éloigne
jusqu’à toi »
Longues séries de poèmes, disions-nous, mais séries qui se lisent ou se disent comme un tout, comme un seul long poème qui pourrait, lui aussi, donner lieu à théâtre, comme l’indique un projet qui devrait voir le jour dans les temps à venir.
Puisque Stabat Mater est à redécouvrir (ou découvrir) dans l’émission « Théâtre et Cie » de Blandine Masson, sur France Culture, citons aussi Dissection d’une chute de neige, de la Suédoise Sara Strisberg, une pièce qui met en scène une très jeune reine Christine déclarée roi par son père (afin qu’elle puisse régner après sa mort à lui), davantage attirée par les femmes que par les hommes, par la littérature et la philosophie que par l’exercice du pouvoir : « Elle n’est encore qu’une enfant. Elle a besoin de moi. Je ne crois pas qu’elle soit une guerrière. Je crois qu’elle est autre chose. Je ne sais pas quoi, mais elle est autre chose. Je crois qu’elle est quelque chose qui nous échappe encore. Peut-être le comprendra-t-on dans le futur », déclare sa mère à son sujet.
L’autrice imagine qu’elle dialogue avec son professeur le Philosophe, un personnage malicieusement inspiré par Descartes. Quand le Philosophe apprend que son élève a peur, il lui explique qu’« avoir peur de la catastrophe signifie généralement que la catastrophe a déjà eu lieu ».
Féministe, le texte l’est, d’une manière superbe et drôle. « Vous aurez une armée, une couronne, une fortune. Ça ne vous suffit pas ? », déclare l’héroïne, interprétée par Marie-Sophie Ferdane, une actrice remarquable, à celui qui la veut pour épouse.
La pièce, créée au théâtre du Nord, a été jouée au théâtre des Amandiers de Nanterre, au TNP de Villeurbanne, entre autres scènes ; elle a été diffusée sur France Culture en 2022, et rediffusée cette année. On peut trouver le texte aux éditions de l’Arche.
Pour condenser et clore les propos qui précèdent, souvenons-nous que pour Antoine Vitez le théâtre, certes, n’est pas le réel, mais il dit la vérité, à travers des histoires que nous nous racontons pour parvenir à vivre.