Un théâtre dont le cœur est la poésie

Christian Schiaretti succède à Roger Planchon à la tête du TNP Villeurbanne en 2002 après avoir dirigé la Comédie de Reims où sont nées les premières Langagières conçues avec Jean-Pierre Siméon, un poète qu’il a associé aux destinées de son théâtre. L’enjeu de ces manifestations est, selon ses termes, d’« offrir au public le plus large la chance d’éprouver le plaisir et la surprise de la langue saisie dans tous ses états ». Y sont convoqués non seulement des poètes mais aussi des comédiens, des chanteurs, des pédagogues.


Les Langagières. TNP Villeurbanne. 22 mai-2 juin 2018


C’est dire que « la quinzaine autour de la langue et de ses usages » offre des approches variées, mais toujours « c’est la langue qui fait spectacle », pour reprendre la formule de Jean-Pierre Siméon en ouverture du programme. « Essayons de faire en sorte que les poètes soient concernés par le théâtre et que le théâtre soit concerné par la poésie », poursuit Christian Schiaretti au cours d’une conversation et ensuite pendant le premier Grand Cours de la manifestation. Les suivants seront pris en charge par Jacques Roubaud, Jean-Michel Delacomptée, Alain Borer, Jean-Pierre Siméon…

Pour Christian Schiaretti, qui a suivi en auditeur libre au Conservatoire national de Paris à la fois les cours de Michel Bernardi, qui professait la retenue dans la diction de l’alexandrin et ceux d’Antoine Vitez qui souhaitait l’exalter plutôt que le gommer, le texte est d’abord une partition dont il faut faire entendre la musique avant d’en comprendre le sens. Outre l’alexandrin, qui est la langue théâtrale par excellence en France, Christian Schiaretti dit son amour de l’octosyllabe et du décasyllabe, du théâtre baroque, des premiers grands écrits en vers que sont la Chanson de Roland et Tristan et Iseut, de Charles Péguy et de Paul Claudel. Il pense qu’il faut avant tout, lecteur ou acteur, se poser la question de l’énigme formelle ; considérer le poème dans sa typographie et le vers dans son autonomie, c’est-à-dire ne pas attendre le vers suivant pour en saisir le sens ; s’attacher à sa structure, à sa composition, à sa grammaire ; mémoriser sa forme. Le poète écrit en langue étrangère, précise joliment Christian Schiaretti et en écho à Antoine Vitez qui voyait dans la tragédie racinienne l’équivalent du Nò japonais.

Un palais populaire

Après d’importants travaux de rénovation achevés en 2011, le bâtiment du théâtre élève sa haute et large stature flanquée de deux tours modern style sur la place Lazare-Goujon de Villeurbanne. Ses trois salles de spectacles et ses quatre salles de répétition lui permettent non seulement une intense activité théâtrale mais aussi une collaboration de tous les instants avec un grand nombre de lieux de la région dédiés à la culture : l’Ina, l’Université populaire, l’École de théâtre (Ensatt), des centres d’animation, des lycées, des MJC, des médiathèques, des librairies… répondant ainsi à sa vocation de Théâtre National Populaire. Les Langagières constituent un bel exemple de cette ouverture et de cette diversité.

Les Langagières. TNP Villeurbanne

Jean-Pierre Siméon et Jacques Roubaud © Michel Cavalca

À l’origine de leur création, la volonté de Christian Schiaretti de lutter contre la mise à l’écart de la littérature, et son goût de la poésie. Afin d’aborder celle-ci, de l’apprivoiser quand elle se révèle par trop sauvage, trop rétive à la compréhension, il  propose aux comédiens qui suivent ses cours ou qui jouent dans ses spectacles de ne pas chercher d’abord à comprendre mais à lire, à s’entraîner à lire de la poésie, car cela s’apprend, insiste-t-il ; et d’établir une tension entre l’élitiste et le populaire sans jamais renier l’un au profit de l’autre. Il aime, comme autrefois Antoine Vitez, s’entourer de créateurs dans le quotidien de son théâtre. Il monte Claudel et Vinaver, Péguy et Brecht, Joseph d’Arimathie (de Florence Delay et Jacques Roubaud) et Césaire, Shakespeare et Strindberg. Et bien sûr des contemporains…

Subvertir par le sens

Les Langagières de cette année se sont ouvertes le 22 mai avec deux écrivains et un duo de musiciens. Bouleversé par les récents affrontements entre Palestiniens et Israéliens à la frontière de Gaza, Tahar Ben Jelloun, poète et romancier franco-marocain, lit Jenine, son poème dramatique écrit après le drame vécu par les réfugiés du camp de Jenine lors de l’offensive militaire israélienne en avril 2002 contre les villes et les zones palestiniennes de Cisjordanie.

Abd al Malik, rappeur, acteur, écrivain… d’origine congolaise, lui succède en lisant d’abord l’auteur qui lui a révélé la littérature, Albert Camus, puis des extraits de son propre livre, consacré à ce dernier, et des poèmes. Sa voix forte et grave, influencée par le rap, porte des textes fervents à travers lesquels s’exprime la volonté d’être « un combattant de la culture », un « homme-pont » et de ne pas se contenter de demeurer à l’intérieur du monde de la littérature, si séduisant soit-il.

La soirée s’achève avec le concert de Wahid Chaïb et Alaoua Idir qui défendent une société française métissée et tolérante et le renforcement des liens entre les deux rives de la Méditerranée, au moyen de l’humour (« De Barbès à Clichy et du couscous à la bouillabaisse ») et de musiques inspirées par le blues, la soul, le rock, et des mélodies du Maghreb et d’Afrique.

Subvertir par la forme

Sous le signe du récit de soi, la journée du 23 mai combat autrement la sclérose de la pensée. Elle donne à entendre Jacques Roubaud, qui vient de publier, dans la collection « La librairie du XXIe siècle », une Autobiographie romanesque, prolongement des volumes de son Grand Incendie de Londres. Il lit avec précision et clarté grammaticale des rondeaux et des sonnets pour lesquels il a toujours manifesté sa prédilection, la plupart tirés du volume récemment paru chez Poésie/Gallimard, Je suis un crabe ponctuel.

Valère Novarina, accompagné par le violoniste Mathias Lévy, raconte comment la langue hongroise est le point de départ de son amour pour les langues minoritaires. On saisit, à l’entendre lire Une langue inconnue, publié en 2012 aux éditions suisses Zoé, en quoi, pour lui, « le langage est un édifice de déséquilibre et de souffles. C’est notre manière à nous les humains (contrairement aux singes et aux castors) de construire, d’édifier dans le vide. Et dans “manière” il y a “main” ». C’est superbe et diablement politique car en lutte « contre la langue unique totalitaire, contre la plate-langue, horizontale-équivalente, sans paysage et sans histoire ».

Les Langagières. TNP Villeurbanne

Valère Novarina © Michel Cavalca

Suivront les autres jours, parmi les plus connus, Lionel Ray, Charles Juliet, André Velter, Jean Ristat, Alain Badiou, William Cliff, Alain Borer, Bernard Noël, Jean-Pierre Siméon, Vénus Khoury-Ghata… que mon trop bref séjour et la richesse de la programmation ne m’ont pas permis d’écouter. Mais pourquoi les poétesses françaises vivantes sont-elles si peu représentées ? Il y a pourtant de quoi puiser dans l’abondant répertoire féminin de ces cinquante dernières années, parmi les jeunes et aussi les moins jeunes — une œuvre ne prenant vraiment sens que dans une filiation, une histoire. Celle des femmes, de leur présence dans la littérature, est encore à écrire. Jean-Pierre Siméon me répond : « Cette année était un peu particulière, nous voulions inviter les alliés de la première heure des Langagières et/ou du TNP, saluer les grands anciens… Nous nous rattraperons l’année prochaine. »

Aussi, ne boudons pas notre plaisir qui fut grand, attendons avec impatience 2019, et réjouissons-nous d’une manifestation capable de remplir un amphithéâtre de 600 places avec un public de tous les âges venu pour écouter de la poésie, de proposer des rencontres exigeantes et ludiques qui prennent en compte à la fois la tradition et les cultures nouvelles de notre monde tourmenté. De l’élitaire qui parle à tous, du populaire non amputé des richesses du passé. Les passerelles fonctionnent et la pensée circule. Une réussite.

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