Il y a cinq ans, les membres du comité de rédaction des Temps Modernes découvraient que le titre de la revue était la propriété de la maison Gallimard et que celle-ci en suspendait la publication. Il leur a paru juste de ne pas escamoter cette disparition et de saluer ce que fut cette revue. On pouvait redouter un tombeau, il est question d’héritage et d’avenir.
Dans une lettre au Monde du 2 mai 2019, plusieurs membres du comité de rédaction s’efforçaient de tirer un enseignement positif de cette rupture qu’ils n’avaient pas vue venir et ils concluaient en disant : « la fin des Temps Modernes pose la question de notre avenir commun ». Répondant dans le même journal le 22 mai, Antoine Gallimard commençait par « saluer la modération » de cette lettre puis s’efforçait de faire entendre l’analyse qui l’avait amené à cette suspension – car il ne parlait pas de suppression mais laissait ouverte la possibilité de continuer la revue sous une autre forme et peut-être une autre périodicité. Le cœur de son argumentation était de dire que, malgré tous les efforts de l’éditeur, il arrive qu’un « constat s’impose : telle voix ne porte plus, tel instrument a perdu son timbre. C’est ainsi que les collections s’arrêtent. C’est ainsi que les revues s’éteignent. On le doit souvent à la disparition d’une femme ou d’un homme, qui en incarnait l’esprit et y insufflait la vie ». En l’occurrence, celle de Claude Lanzmann décédé à l’été 2018 et qui avait beaucoup mis en avant ce thème de l’incarnation.
Le livre qui a paru cet hiver pourrait s’apparenter à ces sommes que l’Université est capable de consacrer à tel ou tel, œuvre ou auteur. Il en offre les meilleurs aspects mais il présente une tonalité particulière due au fait d’avoir été élaboré entre autres par des membres du comité de rédaction des Temps Modernes, dont Juliette Simont qui fut l’adjointe de direction de Claude Lanzmann avant de lui succéder à l’automne 2018. Ces auteurs ne portent pas un regard froid sur un objet extérieur, ils s’interrogent sur ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils devraient et pourraient faire à l’avenir. Aucun d’eux n’était adulte lors de la création de la revue, il y a près de quatre-vingts ans, et la plupart n’ont pas connu Sartre ni même Beauvoir. Seul Lanzmann assurait la transmission, les autres sont en posture d’héritiers. Si prestigieux, et donc pesant, que puisse être un héritage, l’héritier ne peut, en se l’appropriant, que le déformer, au risque de le trahir, du moins d’en être accusé.
L’héritage, qu’on n’ose dire patrimonial, de Sartre et celui de Beauvoir sont allés à leurs filles adoptives, Arlette Elkaïm-Sartre et Sylvie Le Bon de Beauvoir. Comme toute gestion d’héritage, celle-ci a pu prendre des aspects regrettables, ce fut écrit ici à propos de la recomposition des Situations. Il en va différemment pour Les Temps Modernes parce que l’héritage d’une revue est collectif et surtout parce qu’il se construit le regard tourné vers l’avenir, a fortiori pour une revue comme celle-ci. Il consiste à se demander comment être fidèle à ce qui fut l’esprit et la volonté de ses créateurs. C’est-à-dire à s’imprégner suffisamment de cet esprit pour en identifier les traits essentiels et dire ainsi quel regard pourrait être porté par les fondateurs sur notre actualité. La fidélité à Simone de Beauvoir consisterait-elle à juger « dépassé » Le deuxième sexe et à se rallier à l’écoféminisme actuel ? Quels combats mènerait Sartre en un temps où le stalinisme est mort et où la décolonisation a eu lieu ? Parlerait-il encore d’existentialisme et d’humanisme ? On sait déjà ce qu’il disait d’Israël et des Arabes au moment de la guerre des Six Jours, et on aimerait le répéter. Et puis le collectif qui animait la revue n’a jamais été réduit à un couple ; il a aussi compté d’autres fortes personnalités, comme Maurice Merleau-Ponty.
Il est vain de tenter de faire parler les morts, aussi n’est-ce point de cela qu’il s’agit quand on va ainsi « d’un siècle l’autre », mais de pouvoir se dire que le propos que l’on tient aurait pu leur convenir – bref que l’on n’est pas un héritier abusif. Cela suppose que l’on regarde d’assez près ce que fut la revue au fil de ses 700 numéros et en particulier du temps de ses fondateurs. Le regarder afin d’en comprendre l’état d’esprit.
D’où l’intérêt d’examiner les relations entre Les Temps Modernes et d’autres revues comparables pour une raison ou une autre. En l’occurrence Critique et la Nouvelle NRF puisque cette dernière ne pouvait plus paraître après la Libération du fait de ses compromissions avec l’occupant. Avec Critique, fondée en 1946 par Georges Bataille et longtemps dirigée par Éric Weil, il ne semble pas qu’il y ait eu concurrence ni rivalité. Nées toutes deux dans les mois qui ont suivi la Libération, Les Temps Modernes et Critique ont toujours eu des projets différents et se respectent mutuellement. Les collaborateurs de l’une n’hésitent pas à écrire aussi pour l’autre, même si la différence des projets fait que les deux groupes restent distincts.
Avec la NNRF, les choses sont plus compliquées, et pas seulement à cause du passif que constitue l’attitude de nombre des collaborateurs de la NRF pendant l’Occupation, certains « collaborant » au sens politique, avec le nazisme. Drieu la Rochelle, bien sûr, mais ce ne fut pas le choix d’un seul homme. L’apolitisme des collaborateurs traditionnels de cette prestigieuse revue d’avant-guerre n’était pas incompatible avec le solide antisémitisme qui est loin de répugner à la bonne société. Paulhan n’est certes pas Drieu : il est cofondateur des Lettres françaises, il a parlé de « résistance » dès 1940. Mais il tient à conserver le rôle central qui fut le sien à la tête de la revue par excellence, qu’il a portée jusqu’à ce sommet en insistant sur la primauté du critère de la qualité littéraire sur les orientations politiques. En d’autres termes, il voit dans les Temps Modernes une concurrente déplaisante à laquelle il répond en droitisant la NNRF. Ce faisant, il ouvre un espace pour la jeune revue qui ne se veut certainement pas « apolitique » même si sa ligne politique n’a pas toujours été d’une parfaite clarté.
Plutôt que d’énoncer ce qu’elle serait (ou aurait été), plusieurs contributions de ce Les Temps Modernes, d’un siècle l’autre s’efforcent de le constater sur divers thèmes. Le féminisme, bien sûr, puisqu’on aurait imaginé qu’une revue codirigée par Simone de Beauvoir donne davantage de place à des contributions féminines. On peut aussi considérer que c’était déjà beaucoup plus qu’ailleurs et qu’il nous est difficile de voir rétrospectivement en quoi la « première vague » du féminisme a déjà fait beaucoup et peut-être le plus difficile. Certaines de nos évidences ne l’étaient pas il y a soixante-quinze ans et nous sommes peut-être injustes de minimiser d’authentiques avancées.
Les Temps Modernes ont consacré beaucoup de numéros spéciaux aux problèmes, notamment politiques, qui se posaient dans diverses régions du monde, comme l’Amérique latine qui n’intéresse plus guère, ou les pays colonisés. Un autre regard porte sur les relations de la revue avec la psychanalyse. Ce peut aussi être sur un débat philosophique comme celui qui a opposé Sartre et Adorno. Le plus remarquable est peut-être la volonté de donner la parole à des anonymes, sous le titre général de « la vie des hommes infimes ».
En laissant entendre que la revue pourrait avoir un avenir pourvu qu’elle entende mieux l’air du temps et qu’elle parvienne à bien s’incarner, Antoine Gallimard n’avait peut-être pas l’intention d’être pris au mot. Mais en entrouvrant cette porte, il a suscité une réflexion qui s’avère fructueuse – même si son éventuelle réalisation ne se passera sans doute pas sous les auspices de la rue Sébastien-Bottin. Juliette Simont voit là une « occasion de prendre conscience de la fin de la « modernité » et de relancer autrement une publication répondant aux questions de notre temps ». Celle-ci pourrait s’intituler Les Temps Qui Restent, avec des majuscules à chaque mot comme pour Les Temps Modernes, à distinguer de l’époque historique des Temps modernes…
Patrice Maniglier, qui fut le dernier codirecteur des Temps Modernes, en expose longuement le projet. Le problème majeur d’une époque que l’on ne peut plus caractériser tranquillement comme moderne lui paraît être l’avenir de la terre et non plus seulement de l’humanité. Quant à la revue qui se confronterait à ces problèmes nouveaux par rapport à ceux qu’a connus Sartre, elle ne pourrait plus s’enfermer dans la forme d’un livre de papier mais devrait utiliser tous les moyens qu’offre l’informatisation. Pourquoi pas ?
La question de savoir dans quelle mesure Sartre pourrait se reconnaître dans ce projet n’a pas beaucoup de sens à propos d’un homme né il y a près de cent vingt ans. Quant à déterminer si ceux qui la posent sont des héritiers fidèles, on peut les rassurer : leur projet n’est pas indigne de celui des fondateurs de 1945.