En 1964, Jean-Paul Sartre refuse le prix Nobel en quoi il dit voir un « enterrement de première classe ». Il faut croire que sa pensée politique n’est pas aussi morte que d’aucuns le proclament, puisqu’on entreprend de le rendre inaudible à travers l’édition dite « intégrale » de ses articles autrefois parus dans Les Temps modernes et réunis sous le titre Situations. En figeant le personnage et en démembrant ses textes, une telle entreprise nuit clairement à sa qualité d’auteur vivant.
Jean-Paul Sartre, Situations V. Nouvelle édition revue et complétée par Arlette Elkaïm-Sartre et al. Gallimard, 538 p., 35 €
Encore faut-il pouvoir lire Sartre, non seulement page après page, mais aussi dans le cadre des livres qu’il avait composés. Sous le titre commun de Situations, il regroupait de façon thématique des articles précédemment publiés dans Les Temps modernes. On nous présente ici comme une « nouvelle édition revue et augmentée » une véritable destruction de ces livres au profit d’un classement chronologique qui leur fait perdre leur cohérence.
Chaque volume de Situations portait auparavant un sous-titre : « Essais critiques », « Qu’est-ce que la littérature ? », « Portraits », « Colonialisme et néo-colonialisme », « Problèmes du marxisme », etc. Foin de tout cela : une édition censée être intégrale de ses articles. Du coup, Sartre cesse d’apparaître comme un auteur vivant. On veut le momifier, on l’embaume en objet de savoir à étudier comme la Sorbonne sait si bien faire depuis des siècles. Et l’on est fier, puisque l’on ajoute des textes que Sartre n’avait pas jugé bon de faire figurer dans ces ensembles thématiques. L’exhaustivité ! Telle est la règle pour qui prétend à la scientificité éditoriale.
Comme on prend au sérieux son travail d’éditeur, on encadre ce qui devient un simple recueil d’articles d’un appareil de présentation et de notes — à quoi aurait pu se réduire cette « nouvelle édition », pourvu qu’elles fussent un tant soit peu pertinentes. Il est sans doute indispensable de créer un appel de notes pour nous apprendre que « Michelangelo Buonarotti, dit Michelangelo, né à Caprese en 1475, (est) mort à Rome en 1564 », ou pour nous informer, à propos du « coup d’État de Louis Bonaparte », qu’il s’agit du « prince-président Charles Louis Napoléon Bonaparte (1803-1873), devenu empereur des Français par son coup d’État du 2 décembre 1852 » (sic !) Ce pauvre Sartre-qui-se-trompe-toujours croyait que le coup d’État avait eu lieu le 2 décembre 1851, suivi un an plus tard, du rétablissement de la « dignité impériale »…
Ce ne sont pas seulement les erreurs qu’elles contiennent éventuellement qui rendent ces notes peu pertinentes, c’est surtout qu’elles ne disent pas ce qu’on aurait attendu d’elles. Dans sa réponse à Pierre Hervé intitulée Le réformisme et les fétiches, Sartre nomme « un communiste hongrois, Lukacs, dont le dernier livre n’est même pas traduit ». Appel de note comme pour chaque nom propre, afin d’indiquer les dates de naissance et de décès. Soit, l’information est sans doute indispensable pour entendre le texte de Sartre, mais ce qui pourrait présenter un réel intérêt serait de savoir de quel livre il s’agit, qui peut être jugé politiquement important et n’est pas encore traduit début 1956 alors que Lukacs a, si l’on compte bien, soixante-et-onze ans. Histoire et conscience de classe ne le sera qu’à partir de 1957, par Axelos, pour la revue Arguments. Mais ce classique de la philosophie marxiste datant du début des années vingt ne saurait être lu comme une tentative d’explication des « mouvements de pensée contemporains ». Donc, ce doit être autre chose — à moins que Sartre n’ait fait une confusion comme on l’en sait capable. Bref, la note ne sert à rien et ce qui aurait été utile persiste à faire défaut.
On nous offre ainsi abondance de notes superfétatoires. Il est vrai que Jean Kanapa est bien mort et que, même sans doute au Parti communiste, son nom ne dit plus rien à personne. D’une certaine manière, Sartre, en l’insultant avec pareil brio, lui a conféré une sorte d’immortalité, celle du stalinien caricatural, le « seul crétin », le « gouffre fascinant de la bêtise ». Soixante ans après sa rédaction, on ne lit pas ce virulent article pour savoir qui était le personnage ainsi pris à partie. On le lit parce qu’on en apprécie la vigueur polémique, ou bien parce qu’on est curieux de savoir ce qu’il en était, à l’époque, des relations entre Sartre et les communistes, ou encore pour se faire une idée de l’atmosphère intellectuelle en France du temps de la guerre froide. Quel que soit le motif de cette lecture, la dizaine de pages de ce petit texte se suffit à elle-même. Sartre y dit tout ce que l’on a besoin de savoir pour le comprendre. Et si l’on veut vraiment nous informer sur Jean Kanapa, pourquoi ne rien dire de l’évolution de ce stalinien vers l’eurocommunisme des années soixante-dix et du rôle important qui fut le sien dans la déstalinisation du Parti ?
L’embaumement de Sartre par cette édition s’accompagne d’un démembrement de ses textes. C’est ainsi que le long texte intitulé Les communistes et la paix, qui occupait 300 des 380 pages de Situations VI, problèmes du marxisme 1, constituant donc quasiment un livre à soi seul, est démembré en fonction des dates de rédaction de chacune de ses trois parties.
En 1965, le lecteur de Situations VII n’en savait sans doute guère plus que celui de 2018 sur des personnages attaqués par Sartre une décennie plus tôt. En revanche, il y avait quelque chance qu’il ait conservé souvenance de ce qu’avait représenté l’affaire hongroise de 1956, quel effet elle avait eu sur la popularité auprès des intellectuels du Parti communiste français. Puisque le long Fantôme de Staline occupait la moitié de Situations VII et encore une large part du Situations V nouvelle formule, il est sans doute utile d’informer le lecteur de ce qui s’est passé en Hongrie cette année-là. On peut aussi considérer que, rassemblés en des ouvrages politiques, les articles de Sartre disent l’essentiel pour comprendre les évènements et en mesurer les enjeux. On perd cette clarté en insérant de tels textes entre une étude sur Giacometti et une autre sur le Tintoret, au prétexte qu’ils ont été écrits les mêmes années, plutôt qu’un texte comme la Réponse à Claude Lefort, qui a le malheur d’avoir été écrite en 1953. Dans Situations VII, la juxtaposition des réponses à Lefort, à Kanapa, à Hervé et à Naville faisait ressortir la différence de ton employé et apparaître par contraste la continuité de la réflexion politique de Sartre. En démembrant les livres politiques qu’il avait conçus, on rend nécessaire l’ajout de toutes ces notes explicatives qui éclairent peu mais font savant.
On rendrait mieux justice à ce que Sartre a pu représenter en rééditant les volumes de Situations tels qu’ils avaient été conçus, quitte à prévoir un volume de la Pléiade rassemblant tous ses textes politiques. On verrait alors comment le philosophe conçoit son intervention sur ce terrain : en passant d’articles (très) circonstanciels à de véritables livres comme Les communistes et la paix ou Matérialisme et révolution. Ces livres eux-mêmes peuvent être liés à des évènements politiques précis, comme Le fantôme de Staline écrit en réaction à l’intervention soviétique en Hongrie. Il peut aussi s’agir de réflexions proprement philosophiques comme sur la (supposée) portée révolutionnaire du matérialisme.
Écrire en politique, c’est aussi aller voir sur place ce qu’il en est. Ce grand voyageur a écrit plusieurs « retour de », dont un de Cuba au tout début des années soixante, que Les Temps Modernes n’ont publié que très récemment. On admettra volontiers que ces « retour de » ne brillent pas forcément par la lucidité politique ; de ce point de vue au moins, Sartre n’égale pas Gide. Encore peut-on se demander si l’enthousiasme est vraiment un péché contre l’esprit. Notre époque préfère le pessimisme, en quoi elle voit une lucidité superlative. Sartre n’avait certes pas cette prétendue vertu.
À supposer même qu’il n’ait cessé d’errer, on pourrait s’interroger sur la valeur de sa démarche politique, qu’il ne serait pas dénué de sens de juger exemplaire. Bourdieu dénonçait sa posture prophétique. Peut-être, mais le recul nous rend sensibles à la valeur que peut avoir cette volonté de conjuguer réflexion philosophique et polémiques ad hominem, reportages journalistiques et pièces de théâtre, réaction immédiate à des évènements et approfondissement historique. Plutôt que de moquer le polygraphe, ne pourrait-on se demander sérieusement si sa démarche n’est pas la plus adéquate à la politique ?
Si le but était de faire apparaître le Sartre politique dans sa dimension la plus intéressante, c’est dans cet esprit qu’il faudrait procéder plutôt que de mettre en pièces ses Situations. Mais le veut-on ? Il est tellement plus commode de ressasser la vieille antienne d’un Sartre qui se serait toujours trompé opposé à un Aron qui aurait toujours vu juste. On se dispense ainsi à bon compte d’aller y voir de plus près. Il ne s’agit pas de dénier à Raymond Aron une lucidité que Sartre n’a pas toujours eue. Ce fut flagrant à l’occasion des accords de Munich de 1938. Enfermé peut-être dans une philosophie foncièrement apolitique, Sartre a précocement compris Husserl mais est resté aveugle au péril nazi. Prisonnier de guerre — comme Althusser et Levinas, restés en Stalag toute la durée de la guerre — il trouve moyen de rentrer à Paris pour y enseigner tranquillement tout en publiant des ouvrages qui, s’ils n’ont rien de collaborationnistes, ne nuisent guère à l’occupant et à ses séides. Pendant ce temps, Aron est à Londres, ce qui est évidemment plus noble. Conscient sans doute de ce que son attitude sous l’Occupation aura eu de peu glorieux, Sartre s’engage dès la Libération dans une action politique que l’on peut juger frénétique et brouillonne.
Dans le cadre de la Guerre froide, il ne choisit pas le camp américain. Est-ce à dire qu’il aurait été un « idiot utile » des Soviétiques ? On ne peut dire que les communistes auraient vu les choses ainsi : qualifié par eux de « hyène dactylographe », il est une de leurs cibles favorites. Ils n’ont pas tort de s’en prendre à lui : des textes comme Matérialisme et Révolution ou Le Fantôme de Staline ont eu, contre le Parti communiste et sa doctrine, une portée considérable. La position de Raymond Aron, anticommuniste de toujours, était plus facile à tenir que celle de qui refusait de s’engager sous la bannière américaine tout en se donnant pour tâche de formuler une analyse politique créatrice par rapport au marxisme et en s’efforçant, peut-être naïvement, de participer à la construction d’une véritable union de la gauche. Les textes directement politiques du Sartre des années cinquante ont trouvé leur accomplissement philosophique dans la Critique de la raison dialectique, texte qu’il serait difficile de réduire à un tissu d’inepties.
Après l’effondrement du modèle soviétique, il est devenu difficile de comprendre que certains aient pu y voir autre chose qu’un enfer sur terre. Celui qui l’a toujours combattu paraît dès lors avoir toujours eu raison, celui qui s’est efforcé à une position plus nuancée paraît s’être continûment trompé. Mais les deux décennies qui ont suivi la Libération ont aussi vu d’autres combats politiques, comme la guerre d’Algérie et la décolonisation. Quelle fut alors la lucidité de Raymond Aron ? Ce n’est pas lui qui a fait connaître Franz Fanon, ni qui est intervenu en faveur des colonisés. Sartre, cette fois, s’est engagé. En quoi se serait-il « trompé » ? En dénonçant – sous le titre Une victoire ! – l’usage systématique de la torture par l’armée française ?