Georges Perros et Pierre Pachet n’étaient peut-être pas faits pour s’entendre. Ils finissent pourtant par se rencontrer dans une correspondance pleine à la fois de ferveur et de retenue.
Il y aurait, d’un côté, l’être de la lettre, l’homme aux mille et une correspondances (avec Grenier, Butor, Noël, Paulhan, Roudaut…), le poète bourru et bourré de sentiments, qui a déjà son œuvre derrière lui, « l’âme mélicanloque » qu’il porte en bandoulière.
Il y aurait, de l’autre côté, l’homme qui n’a pas encore écrit, ou à peine, qui sait pourtant qu’il écrit, va écrire, l’esprit déjà un peu professeur, pas comme l’autre, le susnommé, abonné aux piges et aux notes de lecture, retranché dans sa Bretagne de cœur, quand le second déménage ici, puis là, puis encore là, presque diasporiquement.
On aurait pu résumer la chose de façon plus prosaïque, manches longues contre manches courtes, sur une photo qui les unit dans un seul et même penchant, la littérature, sûrement. Ou encore, lui, Pachet, qui se dévisage « gaucher » dans la vitre du compartiment, « plus étranger que tout par ce mouvement du bras », tandis que l’autre répond tout à trac : « Il m’a semblé être avec vous, droitier, dans vos déambulations fiévreuses. »
Pourtant, entre les deux, ça commence comme une histoire réservée, rentrée, entre ferveur, contenue et retenue, affichée. Ferveur de Pachet le vif pour l’ours Perros. Retenue de celui qui n’a pas envie d’être pris pour celui qu’il a déjà du mal à incarner, pour simplifier : un homme qui ressemblerait à un homme. Mais personne ne comprend jamais rien à ce genre de personne.
Partout, Pachet s’essaie : à lire, des livres à lui, des livres de lui, ses Papiers collés notamment, à lui écrire qu’il le lit, lui dire ce qu’il lit, lui demander ce qu’il lit, un peu comme on demande à quelqu’un comment il va. Perros répond, toujours présent, et quand même toujours un peu distant, là, las… Mais il y a dans cette correspondance comme une sorte d’équilibre préservé, d’amitié miraculeuse, malgré tout ce qui sépare un homme des autres hommes, de ceux qui vivent leur vie courante, dira-t-on : « Il ne faut pas m’en vouloir si je me sens un peu à l’aise avec vous. Vous calmez mon impatience, qui n’aura pas de fin. Je n’arrive pas à bouffer du temps, sans avoir retrouvé l’éternité. D’où mon infantilisme intellectuel. Je souffre de rien. » On devine la légèreté enivrante de ce « un peu à l’aise »…
Il faut plutôt lire ces lettres comme on perçoit une mélodie qui jamais ne s’arrête, un appel d’air, libre, un vibrant cor à corps.
Pachet pense autant qu’il pèse, soupèse ses lectures, les auteurs, il n’est pas toujours sûr de ses choix, demande un avis, une impression, une opinion. Il n’aime pas la perspective d’aimer Blanchot, il refoule de même tel ou tel. Genèse, jeunesse de l’intelligence : « Je ne suis pas un dévot de Mallarmé, sa lecture me transporte, puis voici qu’une faiblesse, ou que je crois telle, me hérisse. » Perros a l’avis plus tranché, tranchant. Voyez le journal de Claudel, mis en belles pièces : « Armé jusqu’au gosier des fers forgés de la Bible d’où sort toute sa quincaillerie de luxe. Le meilleur, c’est le pire, la haine qu’il a perçue dans sa Champagne pouilleuse. C’est du Jules Renard mouillé. » Mais Pachet le jeune et Perros l’ancien ont aussi des écrivains en commun (Barthes, Michaux, Kafka…), et d’autres sur lesquels ils fondent, comme un seul aigle sur une proie – Alain Bosquet est de ceux-là, pour son malheur.
Il y a de belles envolées dans cette correspondance, des fulgurances, des pensées sur le temps qui passe, sur les paysages, les « gens qui se rasent pour que le regard ne s’arrête pas sur leur visage » (Pachet), les moineaux, l’invisible naissance du printemps : « Oui, c’est le printemps. Les arbres se sont alourdis en une bouchée de nuit. Dommage, c’est toujours loupé. Les voilà repartis pour mourir à nouveau. Pas d’entracte. » (Perros)
Au détour d’une lettre, s’entraperçoit l’ombre de familiers, Claude Vivien, Catherine Millot… Mais surtout, il y a entre Pachet et Perros une sorte de fil discret qui les lie, relie, une espèce d’espace familial, où la femme de l’un peut atteindre quelque chose de l’homme dans l’homme qui se dérobe. Comme cette belle lettre de Soizic Pachet à Georges Perros : « Je me suis promenée au hasard, et je vous écris ce mot, assise sur une poutre, au port à côté d’un vieux couple (tiens, ce sont deux femmes) […] Je voudrais vous dire entre autres, que j’aime bien moi aussi ce pays […] J’aimerais vous dire comment je vous écoute… le bien que vous nous faites (que vous faites à Pierre et qui rebondit sur moi). Je vous parle la nuit, c’est vrai, et ça rend difficile à écrire la lettre que j’avais commencée, vous devez suivre comme on parle la nuit, vous qui ne dormez pas bien non plus. J’arrête – c’est sans fin. À bientôt ». Touché, presque coulé…
Quand Pachet écrit un texte sur les Papiers collés de Perros pour Les Cahiers du chemin (texte que l’on retrouve, avec d’autres, à la fin du volume) et qu’il lui soumet, on sent que Perros le reçoit plutôt 2,5/5. C’est que le poète veut garder le fond du tréfonds de l’être à lui. Petite morsure de rappel : « Oui, Marcelle Dalmas m’a envoyé vos pages à propos de ce Perros qui ne m’est certes pas inconnu, mais je ne le fréquente que de loin en loin. » Ite, Perros est !
Difficile, dans une correspondance, de dire qui a pris le dessus, ou veut prendre les devants, amicaliser l’autre avant l’autre. Mais cela a-t-il vraiment de l’importance ? Il faut plutôt lire ces lettres comme on perçoit une mélodie qui jamais ne s’arrête, un appel d’air, libre, un vibrant cor à corps. Perros meurt en janvier 1978 d’un cancer du larynx. Pachet continue de lui écrire. Dans l’hommage qu’il rend à l’auteur de La vie ordinaire (La Nouvelle Revue française, n° 308, septembre 1978), ses mots vont bien au-delà de l’amitié, ils résonnent dans un émouvant entre-eux-deux : « Peut-être même que dans la mort, dans le fait de mourir, dans la torture, il y a chant. »