L’exil palestinien comme épopée solaire 

Il est des romans dits solaires. À cause de l’émotion qu’ils procurent, de la richesse de leur structure, de leur portée historique et politique. Et pour certains,  parce qu’ils parlent d’une terre déchirée par un trop long conflit. On entre dans celui d’Elias Khoury par la porte du soleil et de la tragédie mêlés.

Elias Khoury | La porte du soleil. Trad. de l’arabe par Rania Samara. Actes Sud, coll. « Babel », 720 p., 13,20 €
Couverture de La porte du soleil (détail) © Actes Sud

Publié en arabe en 1998, puis traduit en de nombreuses langues dont l’hébreu, La porte du soleil est sans doute le plus beau livre qui ait été consacré à la tragédie palestinienne. Le film qu’en a tiré en 2004 le cinéaste Yusri Nasrallah, égyptien, a été salué par la critique. Thomas Sotinel parlait à son propos, dans Le Monde du 5 octobre 2004, de conte magnifique et tragique « qui ne prendra pleinement son sens que dans l’obscurité d’une salle, face à l’éblouissement de l’écran ». Mais les contraintes du scénario ne pouvaient rendre compte de la splendeur de l’écriture d’Elias Khoury. 

L’œuvre d’Elias Khoury, confronté aux guerres et aux massacres dont son pays et les pays voisins ont été le théâtre, est une longue méditation sur la mémoire et le silence. Comment sortir du silence et dire, et donc, d’une certaine manière, survivre ? Au début du roman, on est dans une chambre de l’hôpital Galilée du camp de Chatila, à Beyrouth. On est en 1995. L’hôpital est sur le point d’être fermé, faute de moyens et de personnel. Khalil, un infirmier qui fait fonction de médecin, veille sur un homme plongé dans le coma. Cet homme, c’est Younès, une véritable légende, surnommé le Loup de Galilée, membre important de cette organisation quasi étatique qu’était le Fatah avant d’être expulsé du Liban en 1982. 

Pour maintenir Younès en vie, Khalil lui parle. Se déploient alors non seulement l’histoire de Younès et de Khalil, mais celle des femmes et des hommes que la Nakba, l’exode forcé et violent des Palestiniens en 1948, a transformés, non pas en réfugiés, avait coutume de dire orgueilleusement Younès, mais en fugitifs qui se battent, tuent ou sont tués. Des villages de Galilée qu’ils ont quittés ne subsiste parfois pas même une pierre. Là où étaient les maisons, prolifèrent les cactus, « uniques témoins de la vie épineuse de leurs anciens habitants ». Comme en Galilée ou au Liban, les paysans, dépouillés de leur terre devenue propriété d’État, ne sont plus rien, acculés à travailler pour ceux qui les avaient dépossédés. La Palestine, entrevue pour la première fois par Khalil à la lumière des fusées éclairantes quand l’aviation israélienne bombarde le camp de fedayin où il se trouve, persiste encore dans le récit et dans le rêve. « En tirant sur la lumière, j’ai pu voir la Palestine pour la première fois. Des grappes de lumière qui embrasaient l’oliveraie en éclatant au-dessus du feuillage chatoyant des oliviers. »

Bâb el-Chams, « la porte du soleil », représente peut-être cette Palestine désirée et imaginée. Bâb el-Chams est le nom de la caverne des montagnes de Galilée, où Younès va retrouver Nahîla, sa femme tant aimée, lorsqu’il réussit à s’infiltrer en Israël (ce qui ne sera plus possible à partir de 1978, avec l’occupation du Sud-Liban par Israël). Ayn el-Zeitoun, d’où tous deux venaient, avait été rasé en 1948, et ils avaient dû l’abandonner pour Deir el-Assad. « Mais moi, racontait Younès aux jeunes militants qu’il formait, j’ai fondé un village dont personne ne connaît l’emplacement. Un village où le soleil pénètre et s’endort ». En fait, une grotte, que Nahîla a aménagée de son mieux. Elle y a conçu sept enfants, qu’elle a élevés seule. Avant de mourir, elle confie le secret de la caverne à son fils Salem, lui demandant de la boucher avec des pierres. « Il ne faut pas permettre aux Israéliens d’y entrer, c’est la seule parcelle libérée de la terre palestinienne. »

Couverture de La porte du soleil (détail) © Actes Sud

Un soir où Younès était venu retrouver Nahîla et s’était réfugié au creux d’un olivier pour l’attendre à l’abri, il avait vu apparaître un spectre noir entre les rayons du couchant. Une femme vêtue d’une longue robe noire qui s’était accroupie puis avait prononcé des mots dans un arabe qui ne lui était pas familier. Il redoute que cette sorcière, surgie dans les rais du soleil rouge, ne l’ensorcelle, comme dans les contes. Nahîla le rassure en lui disant qu’il s’agit d’une juive yéménite du kibboutz voisin qui déplore certainement la mort ou la disparition de son enfant. « Si les enfants des juifs disparaissent, qu’en sera-t-il des nôtres ? »

Chams (soleil), c’est aussi le prénom de la femme pour laquelle Khalil éprouve une passion malheureuse, tant elle est libre et imprévisible. Il l’avait rencontrée au moment de la « guerre des camps », lorsque, au milieu des années 1980, les milices libanaises amal, appuyées par la Syrie, assiégeaient, affamaient et privaient de médicaments un certain nombre de camps palestiniens, dont celui de Chatila. Chams s’était chargée de faire entrer dans le camp les antibiotiques que recherchait Khalil. C’est alors que l’amour était né. « Elle venait de temps en temps au camp de Mar Elias, habillée de son uniforme, elle traçait des cartes, parlait de ses plans impossibles pour desserrer le siège de Chatila. » Chams meurt assassinée, victime d’une vengeance amoureuse ou d’un règlement de comptes politique. 

Le soleil illumine l’amour. Il apporte aussi la mort, par ensoleillement, moyen de torture principal utilisé par les Israéliens au moment de la Nakba, mais aussi dans la prison d’El-Ansâr, construite après l’invasion du Liban en 1982. « Ils t’attachaient les mains et les pieds et te jetaient au soleil. Tu te tortillais, te retournais, te roulais à la recherche de quelques secondes qui réduiraient ta brûlure. » La torture de l’ensoleillement s’est poursuivie dans les cabanes des camps, aux toits de tôle ondulée. « Est-ce que tu peux imaginer l’effet de la tôle sous le soleil de Beyrouth ? » 

Dans la préface de son dernier roman traduit en français, Les enfants du ghetto. Je m’appelle Adam, Elias Khoury confie avoir rêvé d’écrire le deuxième tome de La porte du soleil, mais ne pas avoir réussi. « Qu’aurais-je pu écrire après la mort de Chams et de Nahïla ? » Il invente alors la fiction d’un manuscrit dérobé à Adam, vendeur de falafels à New York, qui n’avait pas aimé La porte du soleil. Ce sera son nouveau roman, qui ramène à la lumière un autre pan enfoui de l’histoire palestinienne.