Dans L’écharpe rouge, qui est un récit testamentaire, Yves Bonnefoy notait : « Il se trouve que j’étais apte à me vouer à l’emploi disons poétique de la parole… » Et il recourait alors au mot parole – qu’il distingue du discours – et non au mot écriture. Certes, il a beaucoup écrit, pendant soixante et onze ans, de ses premiers textes surréalistes en 1945 à ses derniers poèmes en vers et en prose de 2016, mais son écriture se voulait être une voix – autre mot central de sa poétique.
Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques. Édition d’Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 808 p., 79 €
Quiconque a assisté aux cours d’Yves Bonnefoy, dans les universités puis au Collège de France, et à ses lectures ne peut que se souvenir de sa voix, de ses intonations, qui faisaient immédiatement comprendre ce qu’il expliquait par ailleurs, à savoir que la poésie se rend attentive, non pas seulement au sens des mots, mais à leur musicalité – et par exemple aux « e » muets pour le français peu accentué.
Poète, Yves Bonnefoy fut aussi un essayiste et un professeur, dont on peut dire qu’il a été, pour nombre d’étudiants, un maître. Et il a été un traducteur, principalement de l’anglais – le théâtre de Shakespeare, la poésie de Yeats – et de l’italien – les poèmes de Pétrarque et de Leopardi. Aussi son œuvre se partage-t-elle entre, d’une part, les poèmes en vers, les proses poétiques, dont beaucoup sont rassemblées sous le titre Récits en rêve, et, d’autre part, des essais, dont certains portent sur la poésie et sur des œuvres de poètes (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Breton…), et de nombreux autres sur la peinture : le grand Rome 1630 sur le baroque, les monographies sur Goya et Alberto Giacometti, et de nombreux essais sur ses contemporains. Les essais critiques, sur la poésie et la peinture, rassemblés dans Le nuage rouge et La vérité de parole notamment, et les Entretiens sur la poésie pourraient former un autre volume, au moins.
Ce volume de la Pléiade est en lui-même un monument : tous les livres de poésie, mais aussi quelques essais, certains de L’improbable, dont « Les tombeaux de Ravenne », où il expose l’opposition du concept et de la présence, la leçon inaugurale du Collège de France prononcée en 1981, La présence et l’image, et les essais plus récents, dont « L’enjeu occidental de la poésie » (publié dans Identité littéraire de l’Europe, PUF, 2001). À cet ensemble déjà imposant s’ajoutent des traductions : de Shakespeare, John Donne, Keats, Yeats, Dickinson, Carrington, Pétrarque, Leopardi, Celan… qui témoignent de l’impressionnante ouverture de Bonnefoy à des voix venues d’horizons culturels et historiques aussi riches que divers, mais convergents, car ces poètes, qui vivent autrement dans notre langue, témoignent tous d’une même expérience de la présence. Quelques inédits significatifs complètent ce volume qui lègue aux lecteurs à venir ce que Bonnefoy nommait « la conscience de soi de la poésie ».
Si les traductions font pleinement partie de la création poétique d’Yves Bonnefoy, pour qui « écrire poétiquement, […] c’est parler, tant soit peu, la langue de l’autre », pourquoi intégrer une écriture de réflexion à une écriture poétique ? C’est évidemment parce que, pour Bonnefoy, qui avait fait lui-même le plan de ce volume, la parole réflexive et le poème ne forment au fond qu’une seule et même parole. L’improbable, du reste, intégrait déjà un poème, « Dévotion », indiquant par là que ces deux genres ne s’opposent pas. L’arrière-pays relève autant de l’essai sur la peinture, de la réflexion sur l’opposition de l’ici et de l’ailleurs, que du poème en prose. Certains poèmes en vers, par exemple ceux centrés sur les paysages du Lorrain et de Constable dans Ce qui fut sans lumière, sont également des études sur des tableaux : ne les voyons-nous pas mieux grâce aux poèmes ? Sa poésie est critique et sa critique est essentiellement poétique – comme toute poésie l’est depuis Baudelaire.
Et c’est grâce à ces essais que le lecteur peut mieux lire les poèmes, car il aura été guidé par les textes qui font de la parole de poésie l’objet de leur réflexion. Et, grâce à l’avant-propos signé Daniel Lançon et Patrick Née et à la préface d’Alain Madeleine-Perdrillat, par lesquels s’ouvre ce volume, on entre plus aisément dans cette œuvre exigeante. Les lecteurs sont également guidés par la chronologie très précise élaborée à partir de celle que le poète a rédigée. L’avant-propos retrace le parcours de Bonnefoy en six périodes, depuis ses débuts surréalistes jusqu’à Ensemble encore et L’écharpe rouge. Sont restituées les grandes étapes de sa création et de sa pensée (sur les notions de langage, d’image, de représentation opposée à la présence, d’ailleurs, de finitude.) La préface d’Alain Madeleine-Perdrillat se centre sur des livres qui forment les sommets de la première partie de sa création : Du mouvement et de l’immobilité de Douve, dont la publication en 1953 fait date, et Dans le leurre du seuil en 1975, avec, entre ces deux grands livres, Hier régnant désert (1958) et Pierre écrite (1965).
Ces deux textes et les notices établies par les éditeurs sont de précieuses clefs pour lire Bonnefoy. L’ensemble de l’appareil critique est aussi considérable qu’éclairant. Ce volume de la Pléiade deviendra, avec l’index et les ouvrages critiques mentionnés dans la très complète bibliographie, un indispensable outil de travail pour les chercheurs.
Les lectrices et lecteurs peuvent désormais mesurer l’unité de cette œuvre tout autant que ses renouvellements, remarquer aussi ses remises en question, condition de son approfondissement. « Il y avait qu’il fallait détruire et détruire et détruire, / Il y avait que le salut n’est qu’à ce prix » : ces deux vers de Hier régnant désert sont un art poétique que Philippe Jaccottet, dans L’entretien des muses, commentait en ces termes : « Bonnefoy […] a déjà, sur son chemin, beaucoup détruit : dans la forme, ce qui le rattachait trop visiblement à des poétiques anciennes ou modernes ; dans la substance, à certaines mythologies ». Il a en effet rompu avec le surréalisme (tout en en reconnaissant jusqu’à la fin la valeur) et l’écriture automatique, produisant des images aussi séduisantes qu’illusoires, comme il a pris ses distances avec certaines formes classiques, avec lesquelles il jouera – passant des versets de Dans le leurre du seuil aux « Presque dix-neuf sonnets » dans La longue chaîne de l’ancre (2008).
Bonnefoy avait ainsi rédigé tout un curieux récit, Rapport d’un agent secret, où apparaît la figure de Douve : sa destruction donnera lieu à son premier grand livre de poésie, Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Vers 1950, il rédige un récit, L’Ordalie, faisant référence à l’épreuve subie, lors de procès religieux du Moyen Âge, par un suspect afin de déterminer sa culpabilité ou son innocence. Mais il l’a déchiré. Il en a toutefois publié deux chapitres dans la revue L’éphémère, repris en volume, avec des eaux-fortes de Claude Garache aux éditions Maeght. Il ajoutait alors, en 1974, une note, dans laquelle il explique que cette reprise d’un écrit détruit lui a permis de comprendre que « l’écriture se doit d’être non le déploiement d’un rêve, aux ambiguïtés infinies sur les marges du temps vécu, mais l’épreuve par laquelle on peut se prouver, et à soi-même d’abord, digne de vivre là où la vie a son lieu, c’est-à-dire “ici”, “maintenant”, dans la présence des autres êtres ». D’où cette remarque : « la poésie doit aller au simple, bien sûr, comme les bêtes lointaines à l’eau le soir ».
La poésie de Bonnefoy n’a pas commencé par le simple : en témoignent les titres des quatre grands livres qui ont composé le volume de Poèmes dans la collection « Poésie » des éditions Gallimard, de Du mouvement à l’immobilité de Douve (titre souvent réduit au nom propre) à Dans le leurre du seuil. Que le lecteur se rassure ! Non seulement ces livres se lisent sans avoir besoin de comprendre aussitôt (ce qui implique de se libérer des habitudes de lecture liées à l’emploi conceptuel du langage), mais ils contiennent des poèmes qui, avec leur part d’énigme, sont saisissants. Ainsi, dans Douve, « le plus bref poème d’Yves Bonnefoy », selon l’expression de Jérôme Thélot : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève. »
Mais si le simple est ce vers quoi doit tendre la poésie, cela ne peut être sans détours, car le simple implique de ne pas oublier les « mille excarnations que l’on a été », on ne l’atteint qu’au terme d’un cheminement. Assurément, dans des livres plus tardifs, comme Début et fin de la neige, la poésie de Bonnefoy, alors plus proche que jamais de celle de Jaccottet, parvient au simple, en se centrant sur une réalité, la neige, sur laquelle s’ouvre et se ferme ce livre : « Première neige tôt ce matin. L’ocre, le vert / Se réfugient sous les arbres. » Et, plus énigmatique, mais non moins évidente, la neige rêvée : « Il neige, c’est revenir dans une ville / Où, et je le découvre en avançant / Au hasard dans les rues qui toutes sont vides, / J’aurais vécu heureux une autre enfance. »
Tout en se clarifiant, la poétique de Bonnefoy entretient une ambivalence : il critique le rêve, occasion de fantasmes, de satisfaction illusoire des désirs, de repli sur soi, mais il écrit ces proses qu’il nomme des Récits en rêve (et non les récits de rêves des surréalistes) et il maintient un espace pour l’écriture onirique, qui, par ce détour, redonne intensité à ces choses du monde que nous ne voyons plus car la pensée conceptuelle les occulte. Le rêve vise le réel, ravivé par l’emploi de quelques grands signifiants tels que : ronce, flaque, pierre, barque. Non pas seulement le feu, mais la huppe. Les noms qui désignent le fait terrestre sont privilégiés : « Et la guêpe qui heurte la vitre a cousu / beaucoup déjà de la déchirure du monde. » Ce vers de Dans le leurre du seuil dit l’urgence à accorder son attention aux choses de la nature dévastée. Les mots dont la poésie est faite, même généraux, peuvent, ranimés, accéder au statut de noms propres, notamment quand ils sont prononcés par la voix d’une enfant, comme le dit ce poème de Ce qui fut sans lumière : « Le mot “ronce”, dis-tu ».
Graves sont ces signifiants et les vers qu’ils composent. Mais la dimension d’onirisme allège cette œuvre qui, certes, comme le note Alain Madeleine-Perdrillat, « présente une unité remarquable, qui tient à un ton très soutenu », mais qui sait être – comme parfois son auteur – espiègle. Ainsi, dans ces dernières proses, La Grande Ourse, dans Ensemble encore : « Allô, oui ? Je voudrais vous parler. Qui êtes-vous ? Du rouge, tout un ciel rouge. Dénommez-vous autrement. Bon, ce ruisseau. »
Si certaines proses oniriques des dernières années semblent une dictée de l’inconscient, le dernier livre, L’écharpe rouge, achevé en 2016, l’année de la mort de Bonnefoy, relève d’un travail autobiographique et forme une auto-analyse réussie. On peut entrer dans cette œuvre par ce récit juste et simple qui porte, notamment, sur la naissance de la vocation poétique dans la relation aux parents, et précisément au père mutique.
La poésie de Bonnefoy, moderne en ceci qu’elle est d’après les dieux, se confronte au néant, au non-sens qu’expérimente tout Européen après les catastrophes du XXe siècle. Mais elle se veut parole d’espoir, refondation du sens, elle entend redonner à la vie sa dignité. D’où ces déclarations magnifiques, comme celle par laquelle s’ouvre L’acte et le lieu de la poésie (1959) : « je voudrais réunir, identifier presque la poésie et l’espoir ». Parole réaffirmée près de trente ans plus tard dans « La tâche d’espérance », poème par lequel se clôt le livre de 1987, Ce qui fut sans lumière : « C’est l’aube. Et cette lampe a-t-elle donc fini / Ainsi sa tâche d’espérance, main posée / Dans le miroir embué sur la fièvre / De celui qui veillait, ne sachant pas mourir ? »
L’espérance n’est pas la foi. Elle n’est que cette lampe dont l’ombre retombe sur celui qui la porte, ou cette petite fille qui court sur le chemin d’herbe dont parlait Péguy dans Le Porche du Mystère de la deuxième vertu. Aussi n’y a-t-il ni credo, ni certitude définitive dans les poèmes de Bonnefoy, y compris dans ceux qui méditent sur Dieu « qui n’est pas, mais qui sauve le don ». D’où ces vers au début d’Ensemble encore : « Mes proches, je vous lègue / La certitude inquiète dont j’ai vécu, / Cette eau sombre trouée des reflets d’un or. […] Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré, / La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu, / L’été debout en ses ondées soudaines, / Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu. / J’ai à léguer quelques photographies, / Sur l’une d’elles, / Tu passes près d’une statue qui fut, / Jeune femme avec son enfant rentrant riante / Dans l’averse soudaine de ce jour-là ».
Les mots de la fin nomment la naissance.