Dans les mots toute une irrigation d’espérance

Une célébration de la vie dans un éclat toujours plus simple, une beauté plus intime, c’est le mouvement de l’œuvre d’Yves Bonnefoy. On le mesure avec émotion, au moment où le poète, en pleine création encore, disparaît au lendemain de son quatre-vingt-treizième anniversaire. La richesse du legs, les frémissements de sa beauté fraternelle s’imposent à nous, ses amis, ses lecteurs. Car le lecteur est immédiatement enveloppé dans la générosité d’une parole qui va vers lui, l’introduit dans la communauté des poètes et des artistes.

Que la création de Bonnefoy s’inspire de la musique ou de la peinture, qu’elle rejoigne dans ses plis l’inquiétude de Kierkegaard et le tranchant de Kafka, ou qu’elle s’adosse à la mélancolie de Baudelaire, elle va vers une lumière. Elle met au jour un secret partageable. La démarche est d’autant plus forte qu’elle n’a pas craint les ténèbres. Le premier ouvrage par lequel Bonnefoy s’était imposé sur la scène littéraire aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), faisait toute sa place à la mort et dressait la poésie sur cet âpre horizon. Le recueil appelait un dépassement, engagé cinq ans plus tard avec Hier régnant désert. La poésie est tendue vers un accomplissement. Elle ouvre en effet, « l’amande de l’absence »,  « l’amande de l’invisible », chère au poète Paul Celan dont Bonnefoy fut l’ami, tandis que la voix, chez Kathleen Ferrier interprète du Chant de la terre de Mahler, « parmi les roseaux gris » « puise de l’éternel ».

La poésie change les choses consumées dans l’âtre en « grain d’un nouvel espoir » et marche vers la couleur, lors même qu’elle s’inspire des grandes neiges de l’Amérique (Début et fin de la neige). Bonnefoy aura su la dégager de tout ce qui l’entrave et la dénature. Il lui aura rendu sa simplicité essentielle : née de rencontres, de riens en apparence sans prestiges (la transparence d’une eau, d’une lumière ou d’une aube, la proximité d’un visage ou le clair éclat des rires), elle s’élève à la gratuité du don. Elle guérit, lave, établit l’amour « inachevable » et érige l’imperfection en « cime ». Bonnefoy n’aura eu de cesse de situer la poésie dans le domaine charnel, de la désembroussailler. Broussailles à ses yeux, en effet, l’abstraction des idées (ce qu’il appelle l’idéologie), mais tout aussi bien la religion chrétienne et la théologie de l’Occident. « L’éternité », qu’il discernait en 1965 dans la sauge, n’est accessible qu’à la nudité d’une approche qui voit dans la mort non pas l’ennemie de la vie, mais son horizon fondamental. La fragilité de notre condition est la source de toute beauté.

Les deux recueils que le poète publiait ce printemps même au Mercure de France, l’un de poésie et l’autre d’essais, font vibrer cette célébration de la vie avec une intensité neuve. Contagieuses en effet l’énergie, l’assurance qui en émanent. Ensemble encore, le titre à lui seul signe un appel, réchauffe une solidarité dans l’élan ; avec L’Écharpe rouge, c’est la couleur cette fois qui vaut promesse et, telle un drapeau qui claque au vent, invite au ralliement. Un chemin s’offre vers un sens et une beauté partagés. Rarement la poésie aura été plus légitime, plus immédiatement en prise avec l’existence commune et l’enfance, que les derniers livres questionnent résolument. Voici nommés avec tendresse, dans leur inaccomplissement, les parents et en particulier le père, Élie Bonnefoy, prisonnier de timidités qui interdirent les épanchements avec le fils.

Dès 1961, le poète s’était mis en chemin, sur les traces de Rimbaud, vers la réalité rugueuse à étreindre. Il lui avait fallu dépasser la tentation, présente encore dans L’Arrière-pays (1972), qui accordait crédit à l’espoir qu’une vie plus pleine existerait, par-delà l’expérience sensible immédiate, dans un arrière-pays plus authentique. L’option pour la terre, plus ferme de recueil en recueil, s’approfondissait dans Les Planches courbes et L’Heure présente. Revisitant son enfance et les stations majeures de sa vie, comme il avait dans ses essais revisité celles de Baudelaire et de Rimbaud, de Nerval et de Giacometti à la recherche des racines de leur vocation artistique, le poète s’appropriait progressivement l’intégralité de notre condition. Sa fraternité avec les penseurs, les peintres et les poètes (de toutes les cultures, mais électivement français, anglais et italiens, et toujours questionnés sous l’angle d’une célébration de la vie mortelle), l’aidait à pousser plus loin la conquête de la simplicité. Le Nuage rouge (1972), recueil d’essais dont le titre est repris d’une toile peinte par Mondrian au début du siècle, invitait à s’élever à la « seconde simplicité », dimension apaisée de l’art occidental, dans le souci d’une terre où vivre, dont il mettait en lumière la continuité.

Les grands alliés, sur lesquels Bonnefoy s’oriente et auxquels il ne cesse de revenir (Shakespeare, Baudelaire et Rimbaud, Leopardi et Dante, pour n’en citer que quelques-uns), l’accompagnent dans sa remontée vers les origines. L’anamnèse avait commencé avec L’Arrière pays. Il y évoquait déjà l’humble condition de ses parents, leurs origines paysannes dans le Lot, décrivait son rapport particulier au langage, façonné par le patois occitan que parlaient entre eux ses parents et la rareté des livres dans le milieu familial. Une nouvelle édition du Traité du pianiste avait amené le poète à se pencher sur ses débuts, au temps du surréalisme. Deux scènes (2009) et Raturer outre (2010) avaient sondé des motifs nés dans les années 1960 et qui, dans la logique d’un poème ou d’un récit en rêve, ne laissaient pas nécessairement deviner combien ils s’enracinaient dans l’expérience.

Le questionnement obstiné de ses origines conduit le poète dans L’Écharpe rouge à cet avertissement : « écrire n’est pas un acte simple ou, pour être plus précis, l’acte d’une personne qui serait simple ». Il exige de réveiller le « Je profond », qui puise aux sources vives de la libération. Comme les promesses de la couleur peuvent tenir dans une simple tache et celles de la transparence dans une flaque, Bonnefoy, qui donne volontiers à ses ouvrages des titres très concrets, excelle à couler la poésie dans un tour parlé, à lui garder la souplesse de l’interrogation directe, du dialogue avec un partenaire. Je demanderai à Ensemble encore deux exemples de cette souveraineté avec laquelle l’écriture dénoue et délie, retrouve les gestes ou émotions simples d’un passé que l’on croyait aboli, et le dégage de ses ambiguïtés. Il suffit parfois de pousser la porte, de regarder, d’écouter :

« Grande et claire la lumière de ce matin d’été. Aimable le chemin parmi des buissons et des fleurs. L’odeur du thym et du romarin, ou bien c’est de la menthe, est décidément très forte aujourd’hui. Des insectes s’entre-dévorent sur des pierres plates et grises, tachées de mousse. »

Le poème inaugural, ce qu’on aimerait appeler le testament de Bonnefoy (car ses accents ne sont pas sans évoquer Villon), sonne avec une étonnante proximité :

« Mes proches, je vous lègue/ La certitude inquiète dont j’ai vécu,/ Cette eau sombre trouée des reflets d’un or./ Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?/ Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,/ Nous avons bien dormi de vrais sommeils,/ Et le soir, ç’avait bien été deux nuées/ Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair./ Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous.

Mes amis, mes aimées,/ Je vous lègue les dons que vous me fîtes,/Cette terre proche du ciel, unie à lui/ Par ces mains innombrables, l’horizon./ […]/ Je vous lègue ces eaux qui semblent dire/ Au creux, dans l’invisible, du ravin/ Qu’est oracle le rien qu’elles charrient/ Et promesse l’oracle. Je vous lègue/ Avec son peu de braise/ Cette cendre entassée dans l’âtre éteint,/ Je vous lègue la déchirure des rideaux, / Les fenêtres qui battent,/ L’oiseau qui resta pris dans la maison fermée.

Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré,/ La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu,/ L’été debout, en ses ondées soudaines,/ Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu./ […] »

Poète traduit dans toutes les langues et jusqu’en Chine, couronné par de nombreux prix, dont le prestigieux Prix de littérature en langues romanes de la Foire internationale du livre de Guadalajara (Mexique) en 2013, dont il aura été le premier lauréat non hispanophone, il laisse en France et à l’étranger de nombreux amis et disciples en deuil. Par son dépouillement, sa musique, son langage qui transfigure l’expérience commune, Bonnefoy est l’allié, le maître dans la vie qui se poursuit.


Repères
24 juin 1923 : naissance à Tours
1944 et suivantes : à Paris, amitié avec Christian Dotremont, Raoul Ubac, fréquentation d’André Breton à son retour d’exil aux États-Unis. 1947 : Rupture avec le surréalisme. 1948 : amitié avec Paul Celan, qui se fixe à Paris. Immenses cycles de lecture touchant aussi bien à la poésie (Pierre Jean Jouve) qu’aux religions ou philosophies antiques, orientales ou gnostiques.
1953 : Du mouvement et de l’immobilité de Douve (Le Mercure de France). Études de philosophie sous la direction de Jean Wahl, d’histoire de l’art sous la conduite d’André Chastel.
1956 et suiv : à l’initiative de Pierre Leyris, début des traductions de Shakespeare, qu’il poursuivra toute sa vie.
Années 1960 et 1970. 1964 à 1966, résidence à Valseintes, en Haute-Provence, dans une ancienne abbaye qu’il tente de relever. Création de la revue L’Éphémère, avec André du Bouchet, Jacques Dupin, Louis-René des Forêts et Gaétan Picon (le 1er numéro est daté de 1967). Amitié avec Octavio Paz, auquel il rend visite à New Delhi en 1968. Cette même année, mariage avec l’artiste américaine Lucy Vines, qui partage sa vie depuis de longs mois. Pendant toute cette période, enseignement dans les universités américaines et aux universités de Vincennes, Genève, Aix-Marseille.
1981 : nommé professeur au Collège de France, il poursuit inlassablement son travail de poète, de traducteur et d’essayiste.
1991 : Alberto Giacometti, Biographie d’une œuvre, Flammarion.
1er juillet 2016, décès à Paris.

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