Fausse subversion

Indocile, cinquième roman de Dana Spiotta, prolonge sa quête d’une utopie. Si dans les précédents romans de cette enfant des sixties, l’hymne à la révolte chantait la politique radicale, la musique indépendante ou le cinéma documentaire, ici l’autrice situe l’underground above ground – au-dessus du sol –, incarné par l’architecture. Quoi de plus utopique que de vieilles maisons, remplies de fantômes d’une époque révolue, celle où pureté et jouissance logeaient sous le même toit ? 


Dana Spiotta, Indocile. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Yoann Gentric. Actes Sud, 384 p., 23 €


« Subversif » : quelqu’un ou quelque chose pouvant menacer les valeurs reçues ou l’ordre établi. Cet adjectif peut-il s’appliquer à la littérature américaine d’aujourd’hui ? Il y a quatre ans, dans un entretien avec EaN, Dana Spiotta a comparé l’écriture à « un acte de résistance ». Chez elle, cela consiste à mettre en scène des personnages engagés dans une forme de révolte. Dans Indocile, la révolte est déclenchée par l’achat d’un bien immobilier : « Tout avait commencé par la maison. C’était la maison en elle-même, mais aussi là où la maison se trouvait, là où elle avait découvert qu’elle voulait se trouver elle aussi. C’était un cottage Arts and Crafts abandonné et délabré dans un quartier relégué de la ville de Syracuse qui avait autrefois bouillonné de vie. »

Indocile, de Dana Spiotta : fausse subversion

Dana Spiotta © Jessica Marx

L’incipit est biblique : on est au commencement. Sauf que la genèse ne part pas du chaos, le monde matériel existe déjà, le créateur contemporain n’a qu’à le réorganiser. En Amérique, start-up nation par excellence, on n’utilise pas l’esprit pour insuffler la vie, mais l’injection de capitaux.

L’héroïne du roman s’appelle Samantha (Sam) Raymond. Comme l’autrice, elle affectionne les reliques. Dans notre entretien, Spiotta évoquait sa collection de vieux téléphones et caméras, son attirance pour « les détritus du passé », notamment le plastique usé. Spiotta venait de lire The Stammering Century de Gilbert Seldes (1928), sur les mouvements de réforme dans l’État de New York au XIXe siècle, livre abordant les cultes, les utopies chrétiennes socialistes, les abolitionnistes, les mouvements pour la tempérance et les suffragettes. Indocile témoigne de ses recherches.

Spiotta expliquait que le Nord de l’État de New York est excentrique, historiquement ouvert aux expériences opposées au courant dominant et associé à la ville de New York, « un territoire pour le 1 pour cent ». D’où son intérêt pour Syracuse, ville très pauvre, foyer économique et académique du centre de l’État.

Quant à Sam, elle jette son dévolu sur un cottage en centre-ville, dans une zone urbaine défavorisée, puis déclare à son mari qu’elle veut partir. Quitte-t-elle l’homme ou le pavillon situé dans une banlieue aisée ? La pierre l’emporte-t-elle sur le cœur ? Aux États-Unis, les affects ont besoin d’un décor rehaussé. N’est-ce pas plus chic de s’accoupler sur un parquet dix-neuvième que sur la moquette usée d’un bungalow ? Indocile, c’est une sorte de Sex and the City provinciale : les perdants du système capitaliste compensent leur exil de la capitale par une fétichisation immobilière de seconde zone.

Indocile, de Dana Spiotta : fausse subversion

Le bâtiment désaffecté qui accueillait les offices de l’Église épiscopale méthodiste africaine de Syracuse (2014) © CC3.0/Lrecchia15/WikiCommons

Critère primordial pour le foyer fétiche : l’authenticité. Sam tombe sur une maison du style Arts and Crafts, mouvement né au Royaume-Uni dans les années 1860 pour s’épanouir entre 1880 et 1910, et associé à William Morris, qui privilégiait la production artisanale par rapport à la révolution industrielle, prônant l’utilisation d’objets fabriqués sans aucune répartition du travail. Ses designs s’appuyaient sur des styles médiévaux, ses motifs imitaient faune et flore.

On comprend l’attrait que cela exerce sur Sam : à l’origine de l’Art nouveau, ce style aboutit au pop art psychédélique des sixties. Elle se donne à fond pour remettre à neuf sa maison, afin de souligner son caractère unique : « Sam nettoya en profondeur toutes les surfaces de cet espace […] Le chêne sombre du parquet, du manteau de la cheminée et des moulures resplendit lorsqu’elle les eut frottés à l’huile ». Même souci d’originalité concernant Internet, où elle pourchasse des fringues exceptionnelles et des copines loufoques. Côté sexe, en revanche, elle ne trouve pas mieux que d’inviter son ex (encore marié) à la rejoindre parfois dans le ghetto, transformant l’époux légitime en plan cul marital : il est doué pour le cunnilingus. Convertir le mari américain en sex toy, est-ce un gage de non-conformisme ?

Tel est l’enjeu central : l’érotisme. Sam partage la vedette libidineuse avec sa fille Ally, l’autre héroïne du roman. Il s’agit d’une relation fusionnelle, Sam regarde anxieusement l’écran de son portable, le moindre silence de sa fille l’inquiète. L’adolescente a-t-elle quelque chose à cacher ? Rien à part le fait qu’à seize ans elle couche avec Joe Moreno, client de son père, un homme de vingt-neuf ans : « Donc, techniquement, c’était un détournement de mineur, ça confinait au viol, au rapt. »

Ally a-t-elle pris le parti du patriarcat ? Son mec est un promoteur immobilier new-yorkais qui vient à Syracuse pour de gros projets, dont la réhabilitation du James Hotel, bâtiment historique délabré construit en 1915. Il y passe toute une semaine pour l’ouverture du « Cope », ancien couvent qu’il transforme en résidence haut de gamme. Comme la mère d’Ally, il est esthète et pointilleux concernant les intérieurs : « Joe fit remarquer le mur en briques apparentes, les canalisations apparentes, les poutres apparentes et les parquets de bois dur savamment vieillis. »

Indocile, de Dana Spiotta : fausse subversion

La Garrett House à Syracuse, dans l’État de New York (2008) © CC3.0/Lvklock/WikiCommons

Les amants se donnent rendez-vous dans des hôtels, permettant à Ally d’exprimer sa propre révolte contre le pavillon familial. Leur liaison est-elle répréhensible ? La sexualité n’est pas ce qu’on inculque au lycée : « Ce n’était pas de l’ordre du consentement éclairé, comme en cours d’éducation sexuelle, du script à base de “puis-je” et de “oui”. C’était un pacte suicidaire, et l’égal partage du risque et de la transgression contribuait à rendre l’affaire excitante. »

Faut-il appeler la police #MeToo ? Sam découvre l’existence de leur relation à la State Fair (foire d’exposition), évènement où sont présentés d’authentiques produits artisanaux. Ally ne s’attendait pas à croiser sa mère dans cet endroit ringard. Quand Sam l’aperçoit au bras de l’adulte, elle est ambivalente. D’un côté, elle est « révulsée à l’idée de son âge, d’Ally et du sexe […] du déséquilibre clairement déplacé de cette relation ». En même temps, elle s’avoue que « Ally avait l’air heureuse ».

Dans le Nord de l’État, « l’excentricité » tient-elle à un mélange d’érotisme et d’architecture ? Sam passe sa semaine à osciller entre deux maisons historiques : son cottage Arts and Crafts et la « Clara Loomis House », musée où elle travaille en tant que guide. La description de celui-ci – « une grosse boîte carrée nantie d’un portique néogrec fait de quatre piliers blancs surdimensionnés » – correspond dans la vraie vie au foyer à Fayetteville de Matilda Joslyn Gage, abolitionniste et suffragette du XIXe siècle. Dans la version romancée de Diana Spiotta, il aurait appartenu à Clara Loomis, fictive ex-membre de la communauté d’Oneida, une véritable communauté utopique fondée en 1848 par John Humphrey Noyes près d’Oneida, à une trentaine de kilomètres de là.

Indocile, de Dana Spiotta : fausse subversion

La communauté d’Oneida (vers 1865-1875) © CC0/New York Public Library

La société communale s’inspirait du phalanstère de Fourier et reposait sur trois principes : le mariage à plusieurs ; la rétention de l’éjaculation (coitus reservatus) ; l’enseignement par les anciens. Chaque membre adulte était marié à tous les autres et libre d’avoir des relations sexuelles avec les personnes de son choix, sans exclusivité. Donc, à partir de l’âge de quatorze ans, les puceaux et les pucelles étaient intégrés au mariage, les « membres centraux » (!) leur enseignant la maîtrise du coït. Le système était devenu dysfonctionnel car le « compagnonnage ascendant » abusait de son pouvoir, profitant du décalage entre les fonctions voluptueuses et reproductives pour imposer sa mainmise, les anciens – surtout Noyes – ayant confisqué le privilège d’initier les jeunes filles. Sur cinquante-huit enfants nés à Oneida, neuf ont été engendrés par Noyes.

Indocile raconte cet épisode historique à travers les lettres et le journal de Clara Loomis, écrits en 1868 et 1869. Contrairement à l’idéologie communautaire, Clara tombe amoureuse d’une seule personne, Henry Loomis : « Comme je revisite souvent en esprit la première fois qu’Henry et moi avons partagé la même couche […] Quand nous avons enfin eu un rapport, ce fut aussi naturel et doux que ces baisers tranquilles. Et c’est alors que je l’ai ressenti, une accélération mystiquecomme si l’esprit convergeait en un seul point en moi avant de s’écouler par saccades jusqu’à toutes les parties de mon corps. Je savais que c’était Dieu, que c’était le Paradis, mon corps avait un don céleste ». Dorénavant, Clara souhaite se donner à Henry seulement, penchant mal vu par « le père Noyes », probable géniteur de sa future fille Margaret. Le ministre l’avait dépucelée quelques semaines avant son dix-septième anniversaire, l’âge exact d’Ally dans les chapitres contemporains d’Indocile. Coïncidence ?

Ce journal, apogée d’un roman salué comme « délicieusement subversif » par Yiyun Li sur la couverture de la version américaine, nous laisse sceptique. Dana Spiotta a-t-elle sapé les fondements de l’idéologie américaine ? Ou s’est-elle juste servie de ses recherches pour embellir le texte, afin de satisfaire un public assoiffé d’Histoire, un public condamné à l’éternel présent ? A-t-elle fait du Joe Moreno, réhabilitant de vieilles choses poussiéreuses pour les revendre dans un emballage luisant ?

L’Amérique aime l’idée de la subversion, pourvu qu’on ne remette pas en cause le socle du rêve américain : l’immobilier, voire la propriété privée, aujourd’hui recyclé en consumérisme identitaire, en utopie individualiste.

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