D’origine brésilienne, Nanà Howton vit et enseigne aux États-Unis. Saisons des feux raconte l’odyssée de deux enfants, deux sœurs, dans le Brésil des années 1970, que dirigeait, depuis 1967, une dictature militaire, après le coup d’État mené par le maréchal Castelo Branco.
Nanà Howton, Saisons des feux. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Isadora Matz. Des femmes, 480 p., 25 €
Bien qu’il ne soit pas écrit à la première personne, le livre est le récit de l’aînée des deux sœurs, Smiley. Il s’ouvre sur un crime atroce et, dans un premier temps, incompréhensible, qu’elle commet pour venger sa cadette, Porcelaine. Dès lors, le lecteur ne peut plus arrêter sa lecture, tant elle est captivante.
Dans un pays où la couleur de peau est primordiale, il est utile de relever que celle de Smiley tire vers le sombre tandis que celle de sa sœur, comme son prénom l’indique, est claire. Ce qui suscite estime, attirance, jalousie… Si Smiley, qui n’est pas souriante du tout, ainsi que le fait remarquer un des personnages, veille sur la cadette, c’est que leur mère est défaillante et que leur père les a abandonnées.
Le récit est l’enquête décidée par Smiley pour vérifier si elle a tort de déifier son père et de mépriser sa mère, pour comprendre la raison de leur séparation, et pour se débarrasser de la culpabilité : l’assassinat d’un inconnu qui était innocent. Ce qu’on apprend très vite. Et à partir de là, de cette introspection très fine, circonstanciée, se dessine l’arrière-plan politique du pays, la violence instaurée par la junte au pouvoir, la révolte sous-jacente, la misère, l’indolence, toutes les nuances d’assentiment d’une population qui fréquente peu l’école.
Des éléments déjà qui suffiraient à rendre la lecture du récit addictive mais qui le maintiendraient dans un schéma classique de critique gauchisante, avec, d’un côté, ses victimes innocentes et, de l’autre, leurs affreux tortionnaires. Le propos de Nanà Howton est plus ample. S’il n’absout nullement le régime et ses sbires, il montre aussi que l’innocence n’existe pas et que la culpabilité est partagée par tous. Et tout d’abord par l’héroïne. Peut-être parce que, sans afficher de foi, elle paraît proche des religieuses catholiques qui l’accueillent un moment avec sa petite sœur, tout en s’apercevant qu’« elle préfèrerait toujours la bibliothèque à la chapelle, la littérature à la foi ». C’est dire qu’elle ne croit pas en Dieu, mais elle conserve, de son passage dans le couvent, l’idée d’une faute originelle qui exclurait toute innocence.
Le constat qu’elle dresse est à la fois impitoyable, désespérant… et stimulant. Parce qu’il s’insère dans une histoire qu’on ne délaisse pas. Parce qu’il semble inspiré, au moins partiellement, de la vie de l’autrice, laquelle ne manque pas de force pour survivre : la voie qu’elle nous indique est celle d’une résurgence. Le style est incroyable : si les faits sont tragiques, leur relation est drôle et l’humour triomphant.
Par exemple, décrivant Porcelaine séparée de son chien par la prison de la fourrière : « Elle gardait son visage collé contre le grillage de la clôture et à quelques pas, son chien avait la truffe plaquée contre la grille de sa cage. Ils ressemblaient à deux amants séparés par des forces écrasantes, mais qui n’avaient pas perdu tout espoir. »
L’ironie, sous-jacente et constante, n’entame en rien la gravité des faits. « Elle enviait sa sœur, parce que l’idée de Dieu semblait bien plus atteignable que celle de Paris », « une destination métaphorique pour désigner n’importe quel endroit hors d’ici ».
La distance, manifestée par l’écriture, est aussi celle d’un choix : celui de ne pas être emprisonnée dans une doctrine, une croyance ou un groupe. « Smiley n’avait aucune intention de se battre contre quiconque » ; « La liste des infamies énumérées était longue, mais tout ce que cela éveillait en Smiley, c’était un sentiment d’autoconservation plutôt qu’un désir de se battre. »
Smiley se méfie de la foule, de la perte de contrôle et du suivisme qu’elle génère. Elle se demande, pensant au crime qu’elle a commis : « Aurait-elle tué cet homme si elle avait été seule avec lui ? La horde l’avait encouragée, comme des supporters dans une tribune. »
Pire encore. Smiley se méfie des enthousiasmes révolutionnaires quand elle découvre, avec l’aide de son ami Juice, que le chef des contestataires, celui qui pousse à prendre les armes, a un père juge fédéral à Rio de Janeiro et que sa famille est propriétaire d’un appartement à Miami : « les gens de la classe supérieure qui s’opposent à la dictature courent très peu de risques. S’il [le coupable] se fait prendre, il aura une tape sur la main et on l’enverra à Miami pour se reposer ».
Et son ami Juice ? Lui, c’est plus compliqué. Il fait partie des pauvres. Et pour lui, y a-t-il un salut ? Smiley commence à se douter que non quand son ancien professeur, un homme pacifiste, sans aucune opinion politique, est arrêté et risque d’être condamné. « C’est la guerre, lui dit-on. Tout est permis, y compris l’oubli de tous les principes de vie en société. La gauche oublie les principes. La droite oublie les principes. Et peut-être qu’aucun des deux camps n’a jamais eu de principes dès le départ. »
Le titre joue sur une ambiguïté, les feux dont il s’agit ne sont pas ceux de la révolte, mais ceux qu’allument les ouvriers pour récolter la canne à sucre. Une pratique désormais abolie car elle nuisait à la santé des habitants voisins des feux.
Au terme de son enquête, Smiley comprend que son père est un homme misogyne et brutal qui ne l’aime pas, que sa mère s’est prostituée parce qu’elle n’avait pas le choix, et qu’elle-même est coupable d’un meurtre inutile. De plus, elle a perdu l’amour de sa jeune sœur. « Si tu ne crois pas que Dieu prendra soin de toi d’une façon ou d’une autre, alors crois au moins en toi-même », lui dit une nonne compatissante.
Dans un univers où rien ne semble avoir de sens, ce qui relie les êtres, ce qu’ils possèdent en commun, c’est la sexualité. Elle est omniprésente, même si parfois elle est mise en veilleuse, comme dans l’inénarrable et haletante poursuite qui suit le meurtre de Smiley, où l’on voit les chauffeurs de poids lourds faire front pour l’aider à retrouver sa sœur. Ils ont un code de l’honneur, ils ne touchent pas aux filles vierges, surtout mineures, ils se comportent en justiciers sur les routes du pays et remplacent la police qui admet leurs pratiques.
Mais l’univers du sexe est lui-même très confus, précisons qu’il n’a pas de frontières. Smiley et Juice semblent s’aimer mais Juice n’aime que les hommes. C’est pourtant avec lui, contre lui, qu’elle connaît un orgasme, le premier, sans que son ami l’ait pénétrée. Les hommes qu’elle côtoie sont soit des brutes prêtes à violer, soit des hommes travestis en femmes, soit des femmes travesties en hommes.
De Smiley on pourrait commencer à douter, et à se demander si, depuis le début, elle qu’on croyait une fille ne serait pas un jeune garçon. La suite dira que oui, elle est bien une fille qui se comporte comme un garçon : elle ne goûte que les filles. Il y a dans ce livre une sorte de fraîcheur dans le vécu du « genre », et dans l’acceptation de ses permutations, plus étendue que dans nos sociétés. Puisque rien n’est possible, alors tout est permis. Comme si l’absence de droit, dans un pays sans lois, créait, par contrecoup, les conditions d’une liberté sans frein et sans frontières, une liberté sauvage, parmi les invisibles, ceux qui végètent dans les sous-sols et qu’on méprise, qui se soumettent en apparence mais qui transgressent en se cachant l’ordre voulu par les puissants. Ce qui évoque la Movida, le mouvement contestataire qui ébranla l’Espagne et la fin du régime de Franco, dont la première période se situe à peu près aux mêmes dates, les années 1970, que le récit d’Howton. Écrivaine d’origine brésilienne, elle fuit, comme Smiley, la dictature de son pays et elle émigre d’abord en France, où elle rencontre le MLF, puis aux États-Unis, où elle vit désormais.