La BD hors de la niche

La bande dessinée a le privilège de faire partie de ces créations dont l’Université ne sait que faire. Imaginons une curieuse, un curieux, désireux de comprendre la bande dessinée sous un regard académique, docte et scientifique : les voilà rapidement face à une bibliographie fort limitée. Le premier mérite de l’historienne Jessica Kohn est de démontrer que cette limite n’est pas tant liée au nombre des références qu’à l’angle de compréhension dominant de la BD vue depuis la faculté. En France, c’est à Luc Boltanski que revint d’avoir circonscrit l’étude des petits Mickeys à une approche bourdieusienne au possible, autour de deux questionnements principaux : comment s’est constitué le champ de la BD – par un rapport de force générationnel – et comment la BD s’articule-t-elle à la culture dite légitime ?


Jessica Kohn, Dessiner des petits Mickeys. Une histoire sociale de la bande dessinée en France et en Belgique (1945-1968). Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 318 p., 25 €


Cette approche sociologique n’est pas sans écho dans le travail de Jessica Kohn, tout comme dans la vie des bandes dessinées contemporaines. Par exemple, notre curieux ou notre curieuse, souhaitant très certainement découvrir une bande dessinée qui ne fasse pas « petits Mickeys », sera sensible à ces « romans graphiques » qui pullulent depuis que la bande dessinée cherche à séduire le public sérieux. Mature. Éduqué. Le terme de roman graphique, dont l’usage est historiquement destiné à vendre des BD à un lectorat rebuté par le caractère enfantin de Fripounet et Marisette (ou de tout autre titre), montre bien, au quotidien, cette force toujours vive de l’interrogation de Boltanski : la BD est-elle bien légitime ?

Jessica Kohn : une histoire sociale de la bande dessinée

Gotlib et Hubuc, « Memento du dessinateur de bandes », dans « Pilote », 410, août 1967

Ce que propose Jessica Kohn est tout simplement de changer totalement le regard qu’on porte sur les dessinateurs et les dessinatrices, en faisant leur socio-histoire. Dit plus simplement, elle a constitué un corpus de 400 dessinateurs et dessinatrices franco-belges, actifs entre 1945 et 1968, âge d’or d’une bande dessinée organisée autour des magazines illustrés pour enfants – avec comme locomotives Spirou et Tintin. Ce travail est inédit : jamais personne n’avait pris la peine d’une reconstitution aussi complète de ce monde de dessinateurs et dessinatrices (inédit prosopographique) ; jamais personne n’avait cherché avec tant de méticulosité toutes les traces dessinées laissées par ces 400 personnes (inédit documentaire). Ce travail est bouleversant, puisqu’il chamboule bien des choses dans la représentation de ce monde-là, faisant apparaître ici ce qui pouvait rester obscur, notamment les dessinatrices, nuançant plus loin ce qui pouvait être trop exagérément clair.

Mais ces personnes sont d’abord réunies autour d’un objet historique passionnant, toujours plus fascinant à mesure qu’on progresse dans cette lecture sérieuse et théorique : dessiner. Car, au-delà des petits Mickeys, Jessica Kohn fait l’histoire de l’accession du dessin à un statut nouveau dans la société des trente glorieuses, dans laquelle le dessin est plus présent qu’on ne le croit – la photographie, « art moyen » qui a suscité plus de travaux scientifiques, aurait-elle écrasé cette importance du dessin avant l’irruption de l’informatique ? Extirpé de l’esquisse, échappé du brouillon, sauvé du préliminaire à la peinture, le dessin devient un savoir-faire de plus en plus autonome et s’impose moins comme un champ social que comme un métier. L’essentiel de Dessiner des petits Mickeys tourne autour d’un enjeu majeur pour les dessinateurs et dessinatrices : quelle est leur profession ? S’agit-il bien d’une profession ou est-ce plutôt un métier ?

Jessica Kohn : une histoire sociale de la bande dessinée

Réunion du SNDP près de la Bourse du travail. De gauche à droite : Corteggiani, Bourgeon, Daniel Massard, Pierre Le Goff, Joëlle Savey, Lucien Murtin, Jean Marcellin (1970-1971)

La force de ce livre est de parvenir à saisir la situation du dessin à la confluence de tant d’histoires. Premier lieu : la presse. Au-delà des périodiques illustrés à destination des enfants – dont l’histoire issue de l’éducation catholique est en soi captivante –, les dessinateurs et dessinatrices profitent de son essor, qui suscite une demande croissante de dessins. D’où la question de la carte de presse : ces individus sont-ils des journalistes ? Autour de cette question, les efforts les plus conscients d’organisation professionnelle sont portés par certains dessinateurs, jusqu’à la création de syndicats dédiés. Sur ce point, l’ampleur du corpus de l’historienne permet de saisir finement les enjeux professionnels dans un contexte de massification de la presse, avec des ambiguïtés importantes en fonction des titres de presse : le va-et-vient est permanent entre les grands titres des illustrés enfantins (Spirou, Tintin puis Pilote et Hara-Kiri, mais aussi Cœurs Vaillants, Coq Hardi, etc.), les périodiques à destination des fillettes (La Semaine de Suzette, Fillette, Bernadette, etc.), enfin le dessin pour des titres de presse généralistes. Cette itinérance professionnelle permet de montrer un espace médiatique en réalité très stratifié et profus, où les stratégies individuelles sont nombreuses et sophistiquées.

L’incorporation des périodiques à destination des fillettes permet notamment de faire réémerger un grand nombre de dessinatrices tombées dans l’oubli (Nadine Foerster, Janine Lay ou Claude Soleillant – encore présentée comme un homme, d’après Jessica Kohn, sur le site spécialisé Lambiek), en raison d’un machisme fort dans le métier – Claude Soleillant a été licenciée parce qu’enceinte, alors que ses dessins commençaient à s’imposer dans les périodiques Cœurs Vaillants et Fripounet et Marisette. Apparaît alors la constitution d’une presse enfantine sexuée en parallèle avec une constitution genrée du métier – les époux Funcken ou le couple Macherot étant des exemples paradigmatiques (Raymond Macherot, auteur parmi de nombreux chefs-d’œuvre du superlatif Chaminou et le Khrompire, était fréquemment assisté, pour le travail de colorisation, de son épouse Josette, rarement créditée pour cette tâche). La restitution de cette histoire féminine et invisibilisée du dessin est une force majeure du travail de Jessica Kohn, qui ouvre franchement la voie à un récit plus nuancé que celui qui fait apparaître de rares célébrités lors des années 1960 – en réalité la figure, trop unique, de Claire Bretécher. La carrière des dessinatrices permet également de comprendre les liens consubstantiels entre la bande dessinée et d’autres univers professionnels : si on semble deviner une attirance plus forte des hommes pour le dessin industriel, les femmes s’orientent vers la mode, l’édition de livres illustrés (manuels scolaires, livres de bricolage et de jardinage comme Claude Soleillant, etc.). Bref, le dessin est partout.

Jessica Kohn : une histoire sociale de la bande dessinée

« Apprenez à dessiner », dans « Fillette », 198, 4 mai 1950

Notamment à l’école, deuxième lieu d’où Jessica Kohn parvient à offrir un nouveau regard sur l’histoire du dessin. L’intégration des arts plastiques dans l’enseignement obligatoire bouleverse entièrement les carrières (Bretécher est enseignante en lycée en 1960) et surtout l’éducation populaire au dessin. La massification du goût est ici parallèle à une massification de l’enseignement à tous les niveaux. Les dessinateurs racontent ainsi fréquemment leur échec dans des écoles d’arts, qu’ils soient « appliqués » ou « beaux », comme moteur de leur envie de dessiner des bandes dessinées. La structuration du cursus « type » de dessinateur devient ainsi possible avec la multiplication des formations, permettant aux récits biographiques – souvent très reconstruits par les principaux protagonistes – de jouer sur les ambiguïtés touchant la BD : peintres ratés mais génies autodidactes du dessin, bourreaux de travail ou bouffons, on perçoit dans l’imaginaire des dessinateurs un ethos bâtard, entre l’auteur littéraire, le journaliste et l’artisan. Dans ces analyses, Jessica Kohn parvient à saisir quelque chose de remarquable dans l’iconographie des trente glorieuses, en mobilisant la sociologie (les travaux de Gisèle Sapiro et d’Andrew Abbott), l’histoire culturelle (Jean-François Sirinelli, Pascal Ory) et l’histoire sociale à un degré de précision très libérateur.

Et Dessiner des petits Mickeys se tient sur bien d’autres lieux encore : l’espace et le temps quotidien des dessinateurs et dessinatrices, métier dont on ne sait trop s’il est solitaire ou collectif, l’évolution stylistique, les influences américaines, les différences entre France et Belgique, la politisation complexe du milieu, etc. Il faudra bien lire le livre pour en faire le tour et retrouver avec joie tant d’œuvres de Franquin, Giraud, Gotlib, Hergé, Bretécher et autres, plus anonymes mais non moins essentiels, comme Jean Chakir, qui apparaît bien plus central dans cette histoire qu’Albert Uderzo ou d’autres dessinateurs plus célèbres.

Jessica Kohn offre une voie d’accès à l’histoire de la BD qui enrichit les précédentes, notamment celle de Boltanski à qui son livre rend le plus bel hommage en actualisant ses conclusions. La difficulté académique à lire des BD – qu’il ne faudrait tout de même pas exagérer, si l’on pense aux travaux de Sylvain Lesage parmi tant d’autres – paraît trouver ici une démarche socio-historique libératrice pour comprendre cette expression artistique à un niveau savant et populaire. De ce point de vue, on peut tirer de cette lecture un questionnement qui serait valable pour de nombreux arts dits populaires et dont l’essor a coïncidé avec ces décennies d’après-guerre (un certain cinéma et certaines musiques, le jeu vidéo, la spectacularisation télévisée du sport, etc.). Plus d’un demi-siècle après Bourdieu, on voit à quel point la question de la légitimité culturelle demeure centrale pour ces formes d’expression qui ont incorporé cette interrogation à leur propre discours sur elles-mêmes. Plus qu’un retournement du stigmate, les « petits Mickeys » que Walthéry avait fait apparaître comme profession sur sa carte d’identité se situent aujourd’hui dans un lieu étrange et fort commun, celui de genres artistiques qui traversent les publics et les imaginaires pour être à la fois légitimes et illégitimes. Depuis parfois plus de cinquante ans. Certains auteurs parmi les plus reconnus de la bande dessinée contemporaine, notamment ceux issus de l’Association (Trondheim, Sfar, Sattouf, par exemple), jouent exemplairement de ces registres pour s’adresser tour à tour, plus rarement en même temps, aux bédéphiles et au grand public ; et on peut penser que les reprises de séries classiques par ces auteurs leur permettent d’établir des passerelles efficaces entre les lectorats avec l’aval des grandes maisons (Lewis Trondheim reprenant l’univers de Spirou et Fantasio dans L’Accélérateur Atomique, Manu Larcenet s’emparant de Valérian et Laureline dans L’armure du Jakolass, etc.).

Jessica Kohn : une histoire sociale de la bande dessinée

Hachel, « Mésaventures (presque) sans paroles », planche 12, dans « Spirou », 1434, 1966

Ce n’est pas le plus passionnant, mais on peut constater malgré tous ces efforts que la BD reste bien souvent un truc de gamins dont les parents peuvent parfois regretter qu’ils ne lisent « que des BD ». Privilège étonnant de ces formes qui depuis plus de quarante ans rendraient les enfants illettrés, violents (le hip-hop), décérébrés (les jeux vidéo) ou satanistes (hard rock et metal). Il n’est pas facile de comprendre l’histoire de ces domaines, dont la légitimité, comme l’enfance elle-même, a été placée hors de l’histoire. Peut-être, mais c’est très superficiel, pour vendre à jamais l’album qui, enfin, légitime, place la BD au niveau de Proust, Racine, Rembrandt et Hitchcock.

Avec Jessica Kohn, c’est un autre regard qui se rend disponible et, avec lui, la possibilité d’une histoire qui touche à tout cela pour mieux s’en émanciper. Le problème du populaire en art pourrait s’appréhender d’une manière neuve si l’on suivait avec Jessica Kohn des voies aussi rigoureuses et peut-être moins clinquantes que d’autres. Dans le cas de la bande dessinée, c’est l’occasion de rappeler que cette popularité ne se dément pas, comme en témoigne le succès fulgurant de la réédition d’un chef-d’œuvre de la bédéphilie, Et Franquin créa Lagaffe de Numa Sadoul. Paru dans une superbe réédition cet automne chez Glénat, l’ouvrage est déjà en rupture de stock malgré son prix élevé (39 €). Devant ce succès étonnant pour un ouvrage très spécialisé, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la pertinence actuelle des « niches » où l’on s’emploie encore à faire rentrer avec d’autres les petits Mickeys. On cherchait surtout une occasion d’évoquer ce classique d’une littérature bédéphile qui coexiste avec les ouvrages académiques – Jessica Kohn l’analyse également en introduction. La BD n’a guère besoin de l’Université pour savoir quoi penser, mais cette histoire montre avec éclat tout ce qui émerge lorsque l’objet scientifique coïncide avec les sujets dessinés et dessinants. Dans leurs petites bulles, les petits Mickeys parlent maintenant plus fort.

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