Conditionnel passé

Il y a un peu plus de vingt ans, Brigitte Giraud publiait À présent. Elle y relatait la mort de Claude, son mari. Depuis, elle a écrit des romans, des nouvelles, et Porté disparu – roman pour la jeunesse, suite de Jour de couragequi parait en même temps que le roman autobiographique Vivre vite, dans lequel elle raconte la journée particulière qui l’a séparée à jamais de Claude en partant des micro-événements, infimes décisions et choix divers qui, des mois durant, ont comme annoncé l’accident.


Brigitte Giraud, Vivre vite. Flammarion, 208 p., 20 €

Brigitte Giraud, Porté disparu. L’école des loisirs, 168 p., 12 €


« Vivre vite et mourir jeune » : c’est le texte d’une chanson de Lou Reed, l’un des rockers que Claude aimait. Il aimait aussi la moto, pas spécialement le risque puisque sa moto ne pouvait le mettre en grand danger. La Honda CBR du frère de Brigitte Giraud, si. On ignore les circonstances exactes de l’accident, la narratrice n’entre pas dans le détail, préférant partir de ce qui a précédé. Chaque chapitre commence par un « si ». « Si j’avais eu un téléphone portable », ou bien : « Si ce mardi matin avait été pluvieux », ou encore : « Si Claude avait écouté “Don’t panic” de Coldplay et non pas “Dirge” de Death in Vegas, avant de quitter le bureau ». Le morceau de Coldplay dure 3’27, celui de Death in Vegas 5’44. Claude dirigeait la discothèque principale de la ville de Lyon. Il devait aller chercher son fils à l’école, s’est mis en retard en fin de journée, entre autres raisons parce qu’il a écouté cet air. Et dès lors qu’on emploie le plus-que-parfait après « si », on doit mettre le verbe de la principale au conditionnel passé. La grammaire ne transige pas et elle signifie, ici, le pire : tout ce qu’on ne connaitra pas, tout ce qui ne sera pas.

L’autre temps employé, le présent, dit une vie à deux, à trois même avec l’enfant. Le temps des faits, des actes, par opposition à celui des regrets ou des pensées qui remplissent les heures et les jours. Bien des chapitres s’achèvent sur un paragraphe espacé des autres. C’est un élément révélateur, une réflexion générale sur ce qu’un acte provoque, ou bien un moment d’ironie amère.

Au commencement, il y a une maison que la narratrice vient de vendre, va quitter, pour qu’un promoteur bâtisse un immeuble qui rapportera beaucoup. On sait ce que signifie vider les lieux. Sans doute la narratrice est-elle affectée par ce départ, et la belle épigraphe de Patrick Autréaux éclaire l’ensemble du récit : « Écrire, c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter ». Cette maison, Claude et elle en étaient tombés amoureux. Ils avaient hâte d’y habiter. Ils avaient bousculé tout le monde, précipité la signature, pour que tout soit prêt en temps et heure. Vingt ans après, elle le sent : « Par ma volonté, j’avais préparé sans le savoir les conditions de l’accident ».

Vivre vite, de Brigitte Giraud : conditionnel passé

Brigitte Giraud © Pascal Ito / Flammarion

Ils avaient habité divers appartements hors de Lyon et dans la ville ; cette maison qui ne payait pas de mine était celle qui les touchait. Pendant la guerre, des résistants y avaient caché des parachutistes anglais, des armes aussi. C’était à Caluire-et-Cuire, commune où Jean Moulin a été arrêté. L’achat de la maison appartient à un moment précis des années 1990. Tout le monde achète et vend, spécule, prend un crédit pour voir plus grand, avoir un jardin, des arbres ou plus de superficie. Le couple n’échappe pas à la règle. Qui a lu les romans de Brigitte Giraud est familier de ce cadre lyonnais qu’elle pose dans la plupart de ses romans. Souvent c’est la banlieue dans laquelle elle a grandi, parmi les HLM, les petites résidences. Son père est rentré de la guerre d’Algérie pour s’installer là, la famille de Claude a dû quitter son Algérie natale après la guerre en question. Pour acheter la maison, elle utilise le petit héritage d’un grand-père, pas grand-chose. Dans sa famille, des gens de peu, on ne sait pas trop quoi faire de l’argent et la maison est la solution facile, idéale. C’est vrai aussi pour Claude.

Il a grandi à Vénissieux, s’est lié d’amitié avec Rachid Taha et un autre musicien de Carte de séjour, désormais tous deux décédés. Brigitte et lui s’installent très jeunes à Lyon : « Ce sont des sensations uniques qui s’inscrivent, qui marquent le corps tout entier dans ce qu’il charrie d’énergie ». La phrase n’est pas anodine sous la plume de l’autrice. Le corps dans tous ses états revient, d’un roman l’autre, à commencer par Avoir un corps, le plus explicite. Vivre vite se termine par une image de Claude, vivant, torse nu, le dos tourné. Elle le décrit plus tôt, en quelques adjectifs : « Claude, l’élégant, le raffiné, le discret, le modeste, c’était son autre visage, sa face B. » La face A, on la lit avant, c’est son désir de se changer en aventurier, et de transgresser, un mardi matin, en empruntant une moto « inroulable ».

Parmi les hasards ou les mauvais présages de ce 22 juin 1999, le fait d’emprunter cette Honda 900 CBR Fireblade n’est pas la moindre erreur. La narratrice revient à diverses reprises sur cet engin qui n’avait pas le droit de circuler au Japon, mais dont l’exportation en Europe était autorisée. Son frère l’avait achetée et laissée dans le garage de la nouvelle maison pour une nuit. L’époque, là aussi. On flambe, on s’emballe, on joue avec la « Lame de feu ». Elle décrit le trajet de la machine entre Osaka et Lyon, comme si un grain de sable avait pu empêcher cette moto d’arriver à destination. Mais non, c’est joué, et mal joué.

L’accident se produit alors que, romancière débutante, elle est à Paris pour signer un service de presse. Claude est le père attentif qui s’occupera de tout. Là aussi, c’est un début : les hommes n’étaient pas encore bien nombreux à endosser ce rôle. Elle oublie de lui téléphoner, on n’a pas encore de téléphone portable, on ne peut envoyer de SMS. Ça n’a l’air de rien, on imagine mal qu’une vie bascule pour si peu, mais si, cela arrive ainsi.

« On n’a rien pu faire. La phrase qui marque l’avant et l’après. La pliure aiguisée comme une lame ». C’est dans les dernières pages du récit. Brigitte Giraud a recommencé de vivre. Elle a écrit, bâti une œuvre tout en pudeur, sans effet. Elle a perdu celui qu’elle aimait mais, comme elle l’écrit de ce moment, « sidérée de chagrin, oui, veuve, non ». Toujours son énergie.

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