Derrida, pour un oui et pour un non

La dernière livraison de la « Bibliothèque Derrida », Penser, c’est dire non, s’annonce comme « le tout premier texte du corpus derridien », antérieur, selon la préface, au premier article publié par le philosophe en 1963, « Force et signification » (repris dans L’écriture et la différence, Seuil, 1967) – en oubliant peut-être au passage la très longue introduction à la traduction française de L’origine de la géométrie de Husserl, rédigée en juillet 1961 et parue aux PUF en 1962. Qu’en est-il vraiment ?


Jacques Derrida, Penser, c’est dire non. Édition établie par Brieuc Gérard. Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 120 p., 21 €


Il ne semble pas que nous soyons devant un cours proprement dit, lequel aurait été consacré à commenter un « propos » d’Alain. Si l’on se réfère au contexte, rappelé par l’éditeur, Brieuc Gérard, Derrida centre, de 1959 à 1964, son enseignement à la Sorbonne autour de la question, explorée sous divers aspects et à travers divers auteurs, de la négation. Durant l’année 1960-1961, et sans que l’on puisse les dater avec plus de précision, il réserve quatre séances à l’élaboration d’un corrigé de dissertation. On imagine très bien la situation pédagogique. Un probable sujet : « « Penser, c’est dire non « , commentez ce propos d’Alain ». Le maître, après avoir reçu les travaux des étudiants, propose un corrigé qu’il expose en le commentant.

Penser, c’est dire non : Jacques Derrida, pour un oui et pour un non

Jacques Derrida © CC2.0/Arturo Espinosa

Plus encore qu’avec les séminaires, c’est le Derrida pédagogue que l’on découvre. La méthode est exemplaire, propre à inciter les étudiants à aller toujours « plus profond » (le mot revient constamment) : il faut montrer la faiblesse des fondations de l’aphorisme alinien et en démonter les présupposés (première partie de la dissertation) ; puis le retourner en son contraire (« penser, c’est dire oui », deuxième partie) ; ce renversement mène vers une question plus large et plus importante sur l’origine de la négation (troisième partie de la dissertation). Le corrigé est une manière de poursuivre l’interrogation du cycle de cours sur la négation, ou plutôt de mobiliser, en les récapitulant, des analyses faites précédemment et d’autres à venir. Pour autant, peut-on dire qu’il s’agisse à proprement parler d’une expression de la pensée de Derrida au même titre que les cours, les séminaires ou encore les textes publiés ? Autrement dit, sommes-nous réellement devant le texte le plus ancien du corpus derridien ?

Le corpus d’un auteur est-il constitué de tous ses textes, du moins de ceux qui présentent une structure formelle minimum (ce qui est le cas ici, puisqu’il est entièrement rédigé, ce qui n’est pas sans poser souvent des problèmes de lisibilité) ? Ou bien de ceux qui jalonnent une pensée dont la cohérence est toujours établie a posteriori ? Je crois que c’est une question de grain (de la voix) : entre « penser, c’est dire non » et tel ou tel séminaire (et nous pourrions sans doute introduire dans cette série la publication contestée du Calcul des langues qui se déployait au moment de l’écriture de L’archéologie du frivole), le grain diffère entre l’entraînement pédagogique et l’articulation d’une pensée.

Rien n’interdit de lire ce « cours » avec son Derrida postérieur armé de pied en cap. Mais il faut alors rester conscient du risque de la surinterprétation. Toute « lecture derridienne » est-elle par elle-même soit annonce de la déconstruction à venir, soit opération active de celle-ci ? Se peut-il que le Derrida de trente ans soit encore libre du Derrida de La voix et le phénomène, bien que l’introduction à la traduction de L’origine de la géométrie (dont on peut imaginer que la rédaction, quasi contemporaine du corrigé de dissertation, ait en quelque sorte déteint sur celui-ci) commence à énoncer la Différence différant ? La « différence » dont il est question à la fin du corrigé est-elle celle, heideggerienne, entre l’Être et l’étant ?

Penser, c’est dire non : Jacques Derrida, pour un oui et pour un non

Bien sûr, certains des mots-signatures du derridisme se font jour : rature, hantise. Bien sûr, il s’agit dans une lecture-commentaire d’Alain, comme souvent, de renverser l’évidence apparente de la proposition initiale en montrant que la pensée repose sur un oui perceptif fondamental bien mis en valeur par Husserl. La question est alors : « comment la négation a-t-elle pu apparaître sur ce sol ? » La poser, c’est récupérer l’aphorisme alinien mais à un niveau plus profond, non plus seulement gnoséologique ou axiologique mais proprement ontologique. Durant tout le corrigé, Derrida n’a de cesse de montrer l’horizon cartésien de l’aphorisme, pris dans le réseau des oppositions propres à une philosophie de la conscience : monde-conscience/monde-objet.

La question de l’origine de la négation, « à bien des égards une question moderne », le sens originaire du oui et du non, trouvera-t-elle un début de réponse adéquate avec Heidegger sur lequel se clôt le corrigé ? Celui-ci écrivait à la fin des années 1930 dans les Beiträge (traduits en français sous le titre d’Apports à la philosophie, Gallimard, 2013) : « Comme sont peu nombreux ceux qui entendent la « négation », et comme ils conçoivent rarement, ceux-là, ce que c’est. On y voit d’abord seulement le fait de débouter, d’écarter, de dénigrer, sinon même de réduire à néant. […] la pensée que « dire non » puisse relever d’une pleine essence bien plus profonde que le « oui » n’arrive pas à se former, d’autant plus que l’on prend le « oui » tout aussi vite comme une manière d’être d’accord ».

Le Derrida de Parages (Galilée, 1986) se souviendra sans doute, commentant la négation chez Blanchot, de son cycle de cours donné un quart de siècle plus tôt.

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