Bergson est-il un philosophe ? Ses adversaires, comme Benda et Russell, en doutaient, et lui concédaient seulement un beau style. Bruno Clément les prend au mot : Bergson est bien un écrivain, et on a eu raison de lui donner le prix Nobel de littérature (en 1927), alors qu’on a eu tort de l’attribuer à Russell (en 1950). Mais s’il avait existé un Nobel de philosophie, Bergson l’aurait-il eu ?
Bruno Clément, Bergson, Prix Nobel de littérature. Verdier, 308 p., 19,50 €
Annick Louis, Sans objet. Pour une épistémologie de la discipline littéraire. Hermann, 210 p., 24 €
À la mort de Bergson, en 1941, Paul Valéry prononça un hommage vibrant au penseur qui avait « communiqué ce qui lui [apparaissait] de sa vie intérieure » et inventé « une manière de s’exprimer convenable à ce dessein, car le langage expire à sa propre source » : « Il osa emprunter à la Poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter. Les images, les métaphores les plus heureuses et les plus neuves obéirent à son désir de reconstituer dans la conscience d’autrui les découvertes qu’il faisait dans la sienne, et les résultats de ses expériences internes. »
C’est précisément ce que les adversaires de Bergson lui reprochèrent. Benda (Une philosophie pathétique, 1913), Russell (« The Philosophy of Bergson », 1912), puis Politzer (La fin d’une parade philosophique, le bergsonisme, 1929) l’accusèrent de préférer les émotions philosophiques aux idées philosophiques, l’intuition aux concepts, l’imagination au raisonnement et de n’être au fond qu’un littérateur, qui plus est un mystique. Dans Pourquoi des philosophes ? (1957), Jean-François Revel trouve qu’il introduit en philosophie des tournures dignes de M. de Norpois, comme quand il parle des « ondulations du réel ».
Mais quand on loue ou inversement quand on fustige Bergson pour ses talents littéraires, veut-on dire que ces talents viennent en sus de ses qualités philosophiques, ou bien que sa philosophie tient intégralement au fait qu’il est écrivain et poète ? Valéry hésitait à soutenir la seconde thèse, mais Benda et Russell l’affirment : Bergson n’est qu’un écrivain, et sa philosophie ne vaut pas plus qu’un bon roman. Bruno Clément soutient au contraire que c’est parce que Bergson est un écrivain qu’il est un vrai philosophe. D’entrée de jeu, il nous annonce qu’il n’abordera pas la philosophie de Bergson. Et de fait il ne dit mot des thèses de Bergson sur l’espace, le temps, la durée, la liberté, le possible, l’âme et le corps, la mémoire.
Bruno Clément met l’accent, chez l’auteur de La pensée et le mouvant et de L’évolution créatrice, sur sa propension à user de métaphores, d’images, sur la musique de ses phrases et sur son souci du style. Il nous dit que le principal mérite de Bergson est d’avoir conduit la philosophie à réfléchir sur son mode d’expression, et qu’il faut lire Bergson comme un écrivain, un artiste, un producteur d’images, et non comme un philosophe qui raisonnerait et produirait des concepts. S’il en produit, ils sont « fluides » et souples, et non pas, comme les concepts des philosophes rationalistes, raides ou trop amples. Sa pensée ne suit pas un chemin linéaire, mais opère par retours et retouches, par épanorthoses. Selon Bruno Clément, Bergson est attentif, comme les artistes, au singulier, aux situations, aux histoires, tout comme Beckett, Sarraute, ou les romanciers. Ne s’intéressait-il pas à la recherche psychique, suggère Clément qui commente longuement son fameux essai sur « les fantômes de vivants » ? N’était-il pas, tout comme Henry James, le frère de son ami William James, aussi proche du pragmatisme que des histoires de fantômes ? Je dois dire que ce filon, qui a déjà été exploité par David Lapoujade (Fictions du pragmatisme. William et Henry James, Minuit, 2008), me semble bien fragile, même si Henry lisait William. Quel est le rapport entre le pragmatisme et les fantômes ? Entre l’idée qu’une conception n’a de sens que si on peut en mesurer les effets dans la pratique et l’existence d’esprits détachés des corps qui reviennent nous hanter ? Cela fait-il de Bergson un auteur de ghost philosophy tout comme Ann Radcliffe ou Dickens sont auteurs d’histoires de fantômes ?
Mais précisément, là où Bruno Clément aurait pu confronter les thèses de Bergson dans Matière et mémoire ou dans L’évolution créatrice sur l’esprit et le corps, le parallélisme psycho-physique, le panpsychisme ou l’élan vital avec son intérêt pour les fantômes, il se refuse à confronter ce qu’il tient comme proprement littéraire chez Bergson à ce que celui-ci tient pour philosophique. Pourtant, Bergson avait bien l’ambition de discuter des questions de philosophie, qu’on soit d’accord ou non avec ses thèses : que le temps est plus fondamental que l’espace et que son essence est la durée, que la nature profonde de la mémoire est d’essence spirituelle, que l’intuition et non pas l’intellect est le vrai mode de la connaissance philosophique. La théorie bergsonienne de la liberté, sa conception du possible, sont-elles des fables ou des récits susceptibles d’une appréciation seulement esthétique ? Sa querelle avec Einstein se résumerait-elle à l’opposition d’un physicien et d’un poète ?
Il est vrai que, depuis un demi-siècle, on a fait l’éloge de la pensée philosophique française pour sa qualité d’écriture, et qu’on a pu, pour reprendre le titre d’un essai fameux de Rorty sur Derrida, avancer que la philosophie était essentiellement une forme d’écriture [1]. Du fait que nous lisons tout autant Montaigne, Pascal ou Rousseau comme de grands écrivains que comme de grands philosophes, s’ensuit-il que nous devions laisser de côté leurs théories philosophiques ? Que Ponge n’est pas moins bon que Merleau-Ponty quand ils veulent tous deux aller aux choses mêmes ? Bruno Clément n’entend pas aller jusque-là, car son objectif est essentiellement de soutenir que Bergson a voulu proposer un autre mode d’expression philosophique. Il nous demande d’accepter l’énoncé conditionnel : si Bergson est un écrivain, alors il est un philosophe. Comme il est, nous dit-il, un écrivain, il s’ensuit, par modus ponens, qu’il est un philosophe. Mais on peut refuser la prémisse, et ne pas détacher la conclusion, ou comme Benda et Russell, par contraposition, conclure que Bergson est un écrivain raté.
Bruno Clément, même si sa démonstration ne convainc pas, pose une question essentielle : selon quels critères reconnaît-on la différence entre littérature et philosophie ? La réponse qu’il donne, avec la plupart des théoriciens contemporains de la littérature, est que la littérature n’obéit pas à des valeurs cognitives, telles que la recherche du vrai, la justification par des raisons objectives, ou la connaissance, mais à des valeurs esthétiques, telles que la créativité et la richesse d’expression, qui ne sont pas objectives. Selon Bruno Clément, Bergson serait un critique des valeurs du premier type, et un défenseur des secondes en philosophie même. Mais on peut se demander si la littérature ne peut pas elle aussi obéir à des valeurs cognitives, et si les œuvres littéraires n’ont pas, comme les œuvres philosophiques entendues au sens traditionnel – donc non bergsonien, si Bruno Clément a raison –, une visée de connaissance. Des auteurs comme Proust, Musil, Broch ou Joyce se sont notoirement posé la question.
Annick Louis, dans son récent essai sur l’objet littéraire, nous propose une épistémologie de la discipline littéraire et trace une utile cartographie de ce domaine, surtout axée sur les lieux de production de ses discours. Elle montre que, malgré la vague de grands rhétoriqueurs qui a dominé en France depuis un demi-siècle, la littérature est devenue de plus en plus ouverte sur son dehors, social et historique. Son objet est devenu opaque. Elle soutient, notamment en analysant des notions comme celle d’enquête, qu’il ne s’ensuit pas que la discipline littéraire ne relève pas de valeurs ni qu’on ne puisse lui attribuer un statut scientifique. Mais qui dit « épistémologie » dit étude des moyens par lesquels les études littéraires peuvent se poser en productrices de connaissance, tout comme leur objet. Si l’on conçoit avec nombre de sociologues et d’historiens les valeurs dont relève la littérature comme contextuelles, relatives et déterminées largement par des visées non cognitives, alors l’objet littéraire et les valeurs qu’il porte risquent fort de devenir évanescents. Souleymane Bachir Diagne a parlé d’un Bergson postcolonial (CNRS Éditions, 2011). Si Bergson fait partie du canon littéraire, dans quel canon est-il canonisé ?
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« Philosophy as a Kind of Writing: An Essay on Derrida », New Literary History (Autumn, 1978).