Les disparus de Las Heras

« Personne ne nous met en garde : l’enfer vit en nous sous la forme de l’indifférence. » C’est contre cette indifférence que la journaliste et écrivaine argentine Leila Guerriero écrit, contre cette manière des médias hégémoniques de rendre invisible tout ce qui est considéré comme périphérique, éloigné du cosmopolitisme de Buenos Aires : la ruralité, les villes de l’intérieur du pays, les petits combats de chaque jour pour vivre dans un monde qui semble s’effriter de manière irrémédiable. Cette figure du journalisme littéraire consacre aux habitants de Las Heras son dernier livre traduit, Les suicidés du bout du monde.


Leila Guerriero, Les suicidés du bout du monde. Chronique d’une petite ville de Patagonie. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik. Payot/Rivages, 218 p., 19 €


Un jour de 2001, Leila Guerriero reçoit un message d’une ONG argentine annonçant la création d’un programme jeunesse de l’Unicef après le suicide de vingt-deux jeunes entre 1997 et 1999. Ce qui l’interpelle alors, ce ne sont pas seulement les suicides, mais également le lieu où ils surviennent, Las Heras, une petite ville pétrolière, véritable ville fantôme souvent introuvable sur la carte : « la lettre parlait de ce qui s’était passé dans la province d’un pays où toutes les histoires, toutes les joies et les peines semblaient se produire dans la capitale ». Elle décide ainsi de partir enquêter, pour comprendre les raisons de ces morts, et surtout l’indifférence qui les entoure. Car, face à ces disparitions, personne n’est intervenu, comme en témoigne la mort de cette jeune femme, Liliana Patricia Rojas, vingt ans, qui s’est suicidée juste avant le dîner, et dont parle ainsi le journal local : « Profonde affliction, tragédie, toute la vie devant elle, mais personne n’a rien fait. Personne n’a tenu les comptes. Personne n’a tiré la sonnette d’alarme. Personne n’a pensé que cela pouvait se reproduire. » Rien de spectaculaire ou de sordide en effet dans ces événements, rien sinon le mystère d’une jeunesse ayant perdu toute confiance dans l’avenir.

Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero

Leila Guerriero © Pablo José Rey

Mais la crise économique qui a sévi en Argentine dans un de ses moments les plus sombres laisse Leila Guerriero sans financement pour le voyage, son éditeur étant contraint de réduire le personnel. « Le pays tombait en lambeaux, écrit-elle dans sa postface pour la traduction française. Le système bancaire était en faillite. De nombreux collègues se retrouvaient sans emploi. Mais après avoir reçu le coup de fil de l’éditeur, je me suis dit : « Je vais y aller quand même. » […] Et j’ai alors fait ce que toute personne prudente se serait abstenue de faire : j’ai dépensé mes dernières économies dans l’achat d’un billet d’avion pour Comodoro Rivadavia afin de passer quelques jours dans le coin le plus cher du pays, la Patagonie. »

Comme si dans ce coin reculé se trouvaient les raisons profondes de la faillite du pays, elle persiste dans son projet. Une décision insensée qui se trouve alors à l’origine de ce livre, le premier de cette grande figure du journalisme littéraire, et dans lequel on assiste au surgissement d’un regard. Un regard qui s’oblige à être modeste, avoue douter, concède ne pas comprendre, être dépassé par la multiplicité des explications : « Le journalisme – littéraire ou pas – est le contraire de l’objectivité. C’est un regard, une vision du monde, une subjectivité honnête », écrit-elle dans un essai publié dans Zona de Obras.

D’où son utilisation du « je », manière de montrer la fragilité de sa position, de dire son impuissance, ses défaillances, devant la souffrance des autres. Sans jamais céder au pathos pour autant, ou à la tentation de faire du je le centre du récit. Ainsi, rien ne transparaît de ses impressions, états d’âme ou sentiments, car, si l’on veut vraiment voir, il faut savoir se rendre invisible, s’effacer, avec une écriture qui se fait précise, incisive, juste, ce que la traduction de Maïra Muchnick retrouve avec finesse.

À Las Heras, Leila Guerriero découvre le quotidien monotone des habitants, la réalité de l’isolement géographique, l’envers de la carte postale de cette Patagonie légendaire : aucun accès à Internet, pas de cinéma, pas de kiosques à journaux, des blocages et barrages routiers à répétition, dernier recours des chômeurs du pétrole pour trouver une issue à leur situation. « Le temps était un fleuve immobile, un fleuve de pierre. » Mais elle se heurte aussi à la violence de ce vent qui coupe sans cesse les lignes téléphoniques, qui plane sur la ville comme une menace. Ce vent qui ponctue chacun des témoignages, véritable personnage essayant à son tour de donner sa version.

Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero

Partie juste avec quelques noms trouvés dans l’annuaire, la journaliste rencontre les familles, amis et voisins de jeunes suicidés et tente patiemment de reconstituer leur quotidien, leurs derniers moments. Grâce à un savant montage, à une exigeante mise en retrait, elle permet à ce chœur de voix de s’exprimer par lui-même et conduit le lecteur au plus secret de ces vies brisées. Ainsi, avec les témoignages de ses proches, nous parvient l’histoire de Carolina González, jeune femme de dix-neuf ans, mère d’un enfant de trois ans, qui s’est donné la mort sans aucune raison apparente.

À travers cette histoire éloignée de nos vies, Leila Guerriero touche à cette menace qui, partout, guette : le désespoir. À l’instar de ce grand maître du journalisme littéraire qu’était l’écrivain argentin Rodolfo Walsh, auteur d’Opération massacre, elle vise à produire chez le lecteur ce malaise qui trouble la tranquillité, en le confrontant à cette réalité tellement tenue à l’écart. C’est avec la même écriture, toujours sans grandiloquence ni leçons, qu’elle accorde une attention particulière à ces personnes qui essaient de combler les défaillances des institutions officielles, comme Carlos Navarro, croque-mort de Las Heras, qui tient un minutieux registre personnel du nombre des morts et des circonstances de leurs suicides.

Les suicidés du bout du monde offre une autre vision de l’Amérique latine, loin de la violence spectaculaire, des visions misérabilistes ou enchantées du réalisme magique. Car ce livre est aussi l’histoire de ceux qui, malgré les crises économiques et politiques à répétition, luttent pour une vie meilleure dans un contexte de privations ordinaires. Et demeure cette question que Leila Guerriero adresse au lecteur dans sa belle chronique sur un danseur de malambo, Une histoire simple (Christian Bourgois, 2017) : « Lire des histoires de gens comme Rodolfo nous intéresse-t-il ? Des gens qui croient que la famille est quelque chose de bon, que la bonté et que Dieu existent ? Lorsque la misère n’est pas absolue, lorsqu’elle ne rime pas avec la violence, lorsqu’elle est exempte de la brutalité avec laquelle nous aimons la voir – la lire –, la pauvreté nous intéresse-t-elle ? »

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