« Faire maison »

Emanuele Coccia, philosophe, dit dans son dernier ouvrage, Philosophie de la maison, qu’il a déménagé trente fois dans son existence (il n’a que quarante-cinq ans) et que cette expérience lui a appris une vérité : « C’est le déménagement qui fait la maison ».


Emanuele Coccia, Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur. Trad. de l’italien par Léo Texier. Payot & Rivages, 208 p., 18 €


Comment cela ? Non, il ne s’agit pas d’un propos roboratif à destination de l’angoissé des cartons et des déracinements, mais de la conclusion d’une argumentation serrée, idiosyncrasique, qui fait elle-même suite à des confidences personnelles amusantes. Après « Déménagements », première section du livre dans laquelle se trouve le quasi-axiome qu’on vient de citer, Coccia en compose douze autres avec la même tournure d’esprit et le même goût de mélanger impressions intimes et raisonnement : « Salles de bains et toilettes », « Armoires », « Réseaux sociaux », « Chambres et couloirs », « Jardins et forêts », « Cuisines »…

Philosophie de la maison dessine ainsi une réflexion sur l’espace domestique, le « faire maison », qui suit les étapes importantes de l’existence de l’auteur et les lieux qu’il a habités. Coccia apparaît donc non seulement en philosophe mais dans des incarnations successives ou combinées : étudiant, professeur, compagnon, père, membre de la société… Le voilà dans Berlin-Est en hiver se colletant avec les températures arctiques des WC sur le palier, puis dans une autre ville affecté par le vide d’un appartement loué non meublé, ou ailleurs méditant sur les paradoxes des pièces à usage unique ou multiple, etc.

Cela lui sert à s’interroger sur la manière dont nous « faisons maison », c’est-à-dire dont nous disposons objets et personnes autour de nous, tout en tricotant et détricotant sans cesse nos rapports avec eux, et en évoluant nous-mêmes. Derrière le « comment », il y a évidemment le « pourquoi » et les réponses que donne Coccia sont toutes intéressantes, même si son « faire maison » prend une extension un peu vaste, au point d’inclure vêtements, jardins, forêts…

Philosophie de la maison, d'Emanuele Coccia : "faire maison"

Intérieur © Jean-Luc Bertini

Mais si l’aventure individuelle pittoresque et la perplexité qu’elle fait naître sont toujours scrutées avec perspicacité, certaines prémisses de la réflexion ou les supputations sur l’avenir autour de la notion d’une «  planète maison » peuvent paraître plus étranges. Oui, comme le souligne Coccia, la philosophie s’est toujours intéressée à la cité et non à la maison, mais oublier cette dernière a-t-il conduit « à rendre le bonheur impensable, en le subordonnant à la cité et à la politique » ?

Le bonheur, Coccia, quant à lui, veut penser qu’il se situe dans les nouveaux espaces domestiques qui se sont récemment organisés – pourvu, suggère-t-il, qu’on sache veiller au grain. Depuis un temps, en effet, la maison n’est plus un espace clôturé, ses frontières avec le  monde s’effacent, et ce de plus en plus dans les dernières décennies où elle est envahie par les objets industriels, la télévision, aujourd’hui internet et les réseaux sociaux créateurs d’« un espace portatif dépourvu d’ancrage géographique ». Selon lui, « la maison [en] est devenue planète » et vice versa.

Avec les technologies, « c’est dans la maison que l’excitation des sens semble devoir avoir lieu : c’est là que nous faisons des découvertes, que nous rencontrons les autres, que nous avons des visions sans pareilles ». Même dans les réunions zoom, apéro en visio, sur les plateformes et les blogs ? OK. Quant au monde lui-même, il ne semble plus exister vraiment puisque notre « chez nous » s’élargit jusqu’à devenir la terre entière, qu’il se dilate « aux dimensions de la planète [et] fait exploser toute forme de géographie et de généalogie ».

Mais, lorsque Coccia prédit ou rêve que « chaque portion du globe s’est transformée en chambre, en garage, en cuisine, en remise, en salle de bain cosmiques », nous sommes à la péroraison du livre, moment où, prophète, il veut à la fois nous convaincre de la nécessaire plasticité et de l’infinie extension de la demeure de l’avenir (qui représente pour lui notre seule chance de nous « sauver »), et donc du grand bonheur qui nous attend : la « maison du futur devrait être cette pierre philosophale : le principe permettant à toutes les choses de se transformer entre elles et à toute vie de se savoir équivalente à toute vie ».

Ma foi ! Le lecteur pourra ainsi entendre, au fil de cette intrigante Philosophie de la maison, un Coccia essayiste rationnel et intuitif dans le rôle principal, et un Coccia alchimiste et lyrique dans un plus petit rôle, ce dernier voyant de foisonnants trésors dans un avenir sur lequel d’autres ne parieraient pas un sou d’or ni de plomb.


EaN a rendu compte de Métamorphoses, du même auteur.

Tous les articles du n° 139 d’En attendant Nadeau