Regonfler le monde

Devant l’omniprésence de l’actualité, Leslie Kaplan a rassemblé dans L’aplatissement de la terre et Le monde et son contraire des petits récits inframinces, parfois théâtraux, parfois poèmes en prose, qui se faufilent derrière le récit monstre de la pandémie. Hétérogènes, ces textes proviennent du monde d’avant comme de l’actuel et sont suffisamment joueurs pour entrevoir celui d’après.


Leslie Kaplan, L’aplatissement de la terre suivi de Le monde et son contraire. P.O.L, 224 p., 15 €


Soit huit textes sans identité précise, écrits par Leslie Kaplan dans l’urgence, emportés dans un crépitement de télégraphe. Certains ont été publiés sur Mediapart ou dans des revues, quand ils n’ont pas été promis aux scènes de théâtre. La vitesse les caractérise, leur espace d’apparition est celui de la présence et de l’immédiateté. Ça parle d’une femme qui va au cinéma, d’un homme qui ressemble à Kafka, ou d’une planète qui s’aplatit. Le monde qui va ne réclame plus de longs récits. La vitesse, pour prendre de court le désastre, la scansion pour aller plus vite que lui, sans s’arrêter pour reprendre son souffle :

« dans la journée, je me bats

dans la nuit, je me bats

dans la nuit noire, je me bats

dans la nuit blanche, je me bats

dans la nuit blanche les yeux ouverts, je me bats

quand je pense, je me bats »

L’aplatissement de la terre, de Leslie Kaplan : regonfler le monde

Leslie Kaplan, à Paris (mars 2021) © Jean-Luc Bertini

Par le passé, on appelait « papillons » de petites affiches et des tracts de propagande. Ni dogme ni théorie dans ces petits textes, mais l’agilité d’un bruissement d’aile et la faculté de ne pas se laisser attraper. Face à la narration gigantesque de la crise du covid, Leslie Kaplan n’oppose pas un vaste contre-récit en miroir, ni une critique romanesque, son livre en démultiplie les perspectives. Elle palpe l’ambiance, par notations presque, esquisses au fil de l’eau d’une période tellement analysée, décortiquée et reproduite par la photographie, le journalisme et les essayistes :

« il fait beau

et pourtant

et pourtant

il y a un climat de violence »

Mathias et la révolution (P.O.L, 2016) a été le dernier roman de l’autrice à ne pas être pressé. Des jeunes y discutaient sur des pelouses, faisaient des rencontres, vivaient et renversaient le monde. Depuis ce récit, Leslie Kaplan nous avait déjà habitués à des textes à la brièveté fâchée de ce qui n’a plus besoin d’être expliqué. Face au désert démocratique et à l’absurdité économique chaque jour plus évidente : « Ça suffit la connerie ! », rappelait-elle dans son avant-dernier livre, le bien nommé Désordre.

Cet emportement, dans tous les sens du terme, se retrouve dans ces nouveaux textes qui se confrontent aux discours dominants. Même quand ils sont antérieurs à mars 2020, des correspondances se font entendre, confirmant que la gestion actuelle n’est que l’amplification de dynamiques plus anciennes. Cette prose collée au présent a-t-elle vocation à demeurer ? Fausse question, tant dans L’aplatissement du monde l’écriture de Leslie Kaplan ne vise ni le recul ni le retrait mais se veut réponse instantanée, pour ne pas dire riposte :

« si l’ennemi est invisible

tout est devenu ennemi »

Même quand il n’est pas question de lui, le confinement, spectral, revient hanter ces récits. Dans Le monde et son contraire, écrit pour le comédien Marc Bertin, un homme, seul, parle. À qui s’adresse cette parole ? À des spectateurs, sans doute. Le texte a été écrit pour le théâtre, mais le public en est aujourd’hui absent, ce qui rend ces paroles, que nous lisons comme dans le vide, plus poignantes encore. On pourrait dire : plus vraies, tant il est question de cette zone socialement déserte dont les contours se précisent chaque jour. La première de cette pièce aurait dû avoir lieu au moment où j’écris ces lignes, le 24 mars 2021. Paris pourtant traverse les lignes, habité et parcouru avec bonheur :

« le nuage est maintenant au-dessus du carrefour

je pensais qu’on allait descendre le boulevard de Port-Royal

regarder ses arbres

mais non, il y a un petit vent

le nuage part du côté des jardins du Luxembourg

et nous avec. »

Comme une première réponse, un début de tentative de repeuplement du monde. Par des jeux de langage, Leslie Kaplan redonne du volume à cette terre aplatie.

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